Commentaire d’arrêt : Décision QPC n°2019-807 QPC du 4 octobre 2019

Lire la décision sur le site internet du Conseil constitutionnel.
Auteur : Timothée Peraldi


Faut-il fusionner les juridictions administratives et judiciaires ? Les partisans de cette solution affirment en effet que le partage des compétences entre le juge administratif et le juge judiciaire entraînerait un déséquilibre de la balance des intérêts au détriment des justiciables et serait un facteur important d’intelligibilité du droit. La décision n°2019-807 QPC rendue le 4 octobre 2019 par le Conseil constitutionnel illustre parfaitement la complexité induite par ce dualisme juridictionnel en France et les problèmes qui en découlent.

En l’espèce, un individu étranger séjourne irrégulièrement en France et est placé en rétention administrative en attendant son renvoi du territoire français. Au cours de sa rétention, il dépose une demande d’asile, mais l’administration décide de ne pas mettre fin à sa rétention dans l’attente de la décision de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), chargé de se prononcer sur sa demande d’asile, sur la base de l’article L556-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

Cet individu décide de saisir le juge des libertés et de la détention pour demander que soit mise fin à sa rétention ; cette requête est rejetée par ordonnance, qui est confirmée ensuite par le premier président de la cour d’appel. Le demandeur se pourvoit alors en cassation, en soulevant une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) relative à l’article L556-1 précité. Par son arrêt n°778 du 11 juillet 2019, la première chambre civile de la Cour de cassation juge la question “sérieuse” et la transmet au Conseil constitutionnel.

Les Sages de la rue de Montpensier devaient donc répondre au problème de droit suivant : la compétence exclusive du juge administratif pour statuer sur la décision de maintien en rétention d’un demandeur d’asile ayant formé sa demande d’asile en cours de rétention porte-t-elle atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, et notamment au principe de liberté individuelle et au droit à un recours juridictionnel effectif ?

Les juges du Conseil constitutionnel répondent par la négative et déclarent par conséquent les dispositions attaquées de l’article L556-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile comme conformes à la Constitution. En se fondant sur le principe à valeur constitutionnel selon lequel le juge administratif est seul compétent pour connaître du contentieux administratif, le Conseil constitutionnel estime qu’il n’y a en l’espèce pas d’atteinte au principe de liberté individuelle et au droit à un recours juridictionnel effectif garantis par la Constitution.

Cette solution s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme de la Cour de cassation et explicite la répartition des compétences choisie par le législateur en la matière entre les deux ordres juridiques. Il conviendra d’abord d’étudier comment le Conseil constitutionnel retient l’absence d’atteinte au principe constitutionnel du juge judiciaire garant des libertés individuelles (I), avant de s’intéresser au rejet du moyen portant sur l’atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif (II).

I – L’absence d’atteinte au principe constitutionnel du juge judiciaire garant des libertés individuelles

Après avoir rappelé le principe de la compétence exclusive du juge administratif pour connaître des actes administratifs (A), le Conseil constitutionnel souligne qu’il n’est pas incompatible avec le contrôle du juge judiciaire en matière de libertés individuelles (B).

A – L’annulation et la réforme des décisions administratives, compétence réservée au juge administratif

Le Conseil constitutionnel commence par réitérer, dans le paragraphe n°6 de cette décision, sa décision n°86-224 DC du 23 janvier 1987 “Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence”, dans laquelle il affirme pour la première fois que constitue un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) la compétence du juge administratif seul « d’annuler et réformer” les décisions administratives.

Le rappel de ce principe est important puisque les Sages soulignent ensuite, dans les paragraphes n°7 et 8, que les dispositions contestées sont mises en œuvre par le biais de décisions administratives, qui doivent donc être contestées devant le juge administratif. Ils signalent également qu’il “résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que […] le juge judiciaire est incompétent pour connaître, à l’occasion de son contrôle de la rétention administrative, de toute contestation portant sur la légalité de l’arrêté de maintien en rétention”.

Après avoir constaté que le cadre légal en vigueur et son interprétation par la jurisprudence résultent en la compétence exclusive du juge administratif pour statuer sur la décision de maintien en rétention d’un demandeur d’asile ayant formé sa demande d’asile en cours de rétention, le Conseil constitutionnel s’interroge sur la constitutionnalité de celle-ci.

B – Le nécessaire contrôle du juge judiciaire en matière de libertés individuelles

L’article 66 de la Constitution française, qui dispose que la juridiction judiciaire est la gardienne de la liberté individuelle, a poussé le Conseil constitutionnel à juger de manière constante que, “si la décision de privation de liberté peut être prononcée par une autorité administrative, c’est à la condition que l’autorité judiciaire puisse contrôler ensuite cette privation de liberté” (décision n°92-307 DC du 25 février 1992), le poussant à formuler à plusieurs reprises des réserves d’interprétation sur le sujet, notamment en matière de droit des réfugiés.

C’est sur la base de cette jurisprudence abondante que le Conseil constitutionnel considère ici que la disposition contestée ne contrevient pas à l’article 66 de la Constitution. Il affirme ainsi, dans le paragraphe n°9, que “l’objet principal” de la décision de maintenir l’étranger en rétention au motif que sa demande d’asile a été présentée dans le seul but de faire échec à la mesure d’éloignement est de se prononcer sur le droit de l’étranger à bénéficier d’une autorisation provisoire de séjour au titre de sa demande d’asile. Il s’agit alors d’une décision administrative qui relève donc de la compétence du juge administratif. Les juges soulignent enfin, dans le paragraphe n°10, que cette décision administrative “n’affecte ni le contrôle [ni la compétence] du juge des libertés”, qui est libre d’interrompre à tout moment la prolongation du maintien en rétention, dès lors qu’il ne se fonde pas sur l’illégalité des décisions administratives concernées.

Une fois le grief tiré de la méconnaissance de l’article 66 de la Constitution écarté, les membres du Conseil constitutionnel s’interrogent sur celui tiré de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif.

II – L’absence d’atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif

Pour rejeter le grief tiré de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif, le Conseil constitutionnel commence par souligner l’effectivité du recours contentieux devant le juge administratif (A), puis affirme le caractère facultatif de l’unification de la compétence contentieuse par le législateur (B).

A – La reconnaissance de l’effectivité du recours contentieux devant le juge administratif

Le demandeur à l’origine de la question prioritaire de constitutionnalité soutient que l’attribution du contentieux des décisions relatives au séjour ou à l’éloignement des étrangers au juge administratif et non au juge des libertés, et la répartition de compétences entre les deux ordres de juridiction qui en découle, constituent une atteinte substantielle à son droit à un recours juridictionnel effectif, garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et ayant donc valeur constitutionnelle.

Le Conseil constitutionnel rejette cet argument, en rappelant que l’étranger peut contester la décision de maintien en rétention devant le juge administratif ; que, si aucune décision de maintien en rétention n’est prise, il est mis fin à la rétention de l’étranger ; et que, s’il n’a pas été mis fin à sa rétention malgré l’absence de décision, il peut saisir le juge administratif d’un référé-liberté. Les Sages mettent ici en avant l’effectivité du recours contentieux devant le juge administratif, qui dispose aujourd’hui des mêmes outils que le juge judiciaire, notamment dans le cadre du référé-liberté.

Si l’effectivité du recours contentieux devant le juge administratif permet au Conseil constitutionnel de démontrer qu’il n’y a pas d’atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif, celui-ci doit également se pencher sur l’argument de l’absence d’unification de la compétence contentieuse soulevé par le demandeur.

B – L’affirmation du caractère facultatif de l’unification de la compétence contentieuse par le législateur

Le Conseil constitutionnel rejette également ce grief invoquant une atteinte à un recours juridictionnel effectif en soulignant dans le paragraphe n°11 que, “si le législateur peut […] unifier les règles de compétence juridictionnelle au sein de l’ordre juridictionnel principalement intéressé, il n’est pas tenu de le faire”. Il semble ainsi affirmer que, pour caractériser une atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif, il est nécessaire que la répartition de compétences entre les deux ordres de juridiction entraîne des complications sérieuses pour les justiciables souhaitant faire valoir leurs droits.

À l’heure où l’on assiste à une augmentation rapide du contentieux, et où le législateur comme l’administration affichent une volonté de rendre la justice plus accessible, il est possible de s’interroger sur la portée de cette décision, qui encourage ainsi le maintien d’une dispersion qui pourrait être vue comme à la fois contraignante et coûteuse.

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