Chapitre 2 : Le vote

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La science politique est fondée sur l’étude du vote : il s’agit peut-être du chapitre le plus important.

On dit souvent que “le vote est à fois une évidence et une énigme”.

Une évidence d’abord parce qu’il apparaît comme naturel de passer par le vote pour nous départager et aller tous ensemble quelque part.

Le vote est devenu un symbole de la démocratie. C’est une institution qui n’est pas réservée à la vie politique, mais aussi à d’autres formes de vie sociale.
À l’école, les simulacres d’élection étaient nombreux (ex : délégués).

Si le vote a quasiment toujours existé depuis la Grèce antique (la boulè), les formes et les règles varient : il n’a pas toujours été universel.
Exemple : en 1848, on instaure le suffrage universel, mais les femmes ne votaient pas ! Les hommes représentaient leur famille.

Aujourd’hui, beaucoup de français ne savent pas voter :
> ne savent pas comment faire ; ou
> ne savent pas pour qui voter.

Le vote est aussi une énigme.
L’institution électorale en France s’est conçue autour du secret. (ex : les électeurs FN/RN ont pendant longtemps refusé de le dire)
Idée : le vote est un acte intime ; la souveraineté de l’individu est à l’abri de toutes les influences.

On dispose aujourd’hui néanmoins d’outils scientifiques qui nous permettent d’évaluer et d’étudier le vote.

Le vote est aussi attaché à des questions sociologiques. On n’a pas le même rapport au vote que nos grands-parents en raison de transformations du monde social.

I – Les modèles explicatifs du vote

Un modèle correspond aux conditions générales dans lesquelles les électrices et les électeurs sont amenés à voter.
On l’entend en fonction du lieu de vote et de son environnement.
Exemple : à Paris, les arrondissements sont très différents.

A – Le modèle écologique

Le premier modèle a été forgé par André Siegfried (1875-1959), qui est juriste de profession avant de s’intéresser progressivement à l’élection.
La science politique est la fille du droit.

Il fait campagne plusieurs fois de suite aux élections législatives, avant de se poser la question : “pourquoi est-ce que j’échoue ?”.

Il constate que le vote ne relève parfois pas de la volonté : la distribution des votes est stable sous la 3e République.
Il y a des frontières électorales invisibles qui séparent les territoires.

Idée : le vote est un fait social. Il ne relève pas seulement de la psychologie des habitants.
Exemple : il y a des terres et des communes monarchistes.

Les éléments qui lui semblent déterminants pour le vote sont :
> le type d’habitat
> la forme de la propriété foncière/immobilière
> le type de structure sociale et groupes sociaux fréquentés
> la religion
Aujourd’hui encore, la propriété comme la religion font partie des facteurs du vote.

Il explique notamment les préférences électorales par la nature des sols :

  1. L’accès plus facile à l’eau sur les sols granitiques tend à concentrer les terres entre les mains de grands propriétaires et donc à disperser les populations, qui ne se fréquentent donc le plus souvent qu’à l’église. De ce fait, les populations des sols granitiques étaient sous l’influence, très puissante pendant la Troisième république, des propriétaires terriens et des prêtres qui favorisaient les partis conservateurs.
  1. Du côté des sols calcaires, les points d’eau étaient moins nombreux, les populations plus pauvres et plus concentrées avaient plus l’occasion de se fréquenter ailleurs qu’à l’église (marché, taverne, etc.). Ainsi, ces populations se tournaient majoritairement vers les partis progressistes de l’époque.

Grâce à André Siegfried, on a pour la 1ère fois un modèle explicatif qui offre une grille d’interprétation du vote.
Limite : il retient 4 grands critères pour élaborer ce modèle écologique du vote, mais on pourrait ajouter d’autres critères.

B – Le modèle de Columbia

C’est Paul Lazarsfeld (1901-1976) qui crée le modèle de Columbia.
Ce modèle s’appuie sur la loi des grands nombres (selon laquelle, si on prélève au hasard un échantillon suffisamment important d’une population donnée, il est très probable qu’il soit à l’image de la population).

Paul Lazarsfeld interroge à plusieurs reprises des échantillons de population, pour mener une enquête à la méthodologie exigeante.

1) Enseignement n°1 : déterminisme social et héritage

Paul Lazarsfeld constate un très fort déterminisme social en matière de politique : “une personne pense politiquement comme elle est sociale”.
Quand on vote, on révèle qui on est socialement.

Les individus voient leurs opinions et leur pensée politique orientées par leurs conditions de travail, leurs conditions de vie, leurs revenus, leur famille, etc.

Le vote est un comportement individuel, mais aussi un comportement de communauté.

Lazarsfeld identifie 3 grands facteurs qui ont déterminé le vote des électeurs américains en 1940 :
> le statut socio-économique : conditions de vie, etc.
> le statut sociologique
> le statut économique

Le lieu de résidence est aussi un critère déterminant ; les villes votent exclusivement démocrates.

La religion est aussi importante : pour Lazarsfeld, les protestants votent républicain et les catholiques votent démocrates.
En France, la religion n’a pas d’influence déterminante.

Lazarsfeld identifie aussi le rôle de la tradition familiale.

Tous ces critères sont en corrélation.
On ne vote pas indépendamment de ses caractéristiques sociales.

2) Enseignement n°2 : le rôle et le poids des campagnes électorales

Le modèle de Columbia montre aussi que les campagnes électorales n’ont qu’un effet limité sur le choix des électeurs, parce que ce sont les rapports familiaux et notre rapport au monde (notre univers de vie) qui forment nos opinions politiques.
”Une campagne ne fait pas l’élection”

Idée : la majorité des électeurs s’est décidé avant l’ouverture des campagnes, et reste fidèle à son choix.
Ce qui fait bouger les lignes sont ceux qui ne se sont pas exprimés.

Les réseaux sociaux ont peu d’impact sur les campagnes, notamment Facebook.

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Un “vrai” réseau social nous donne du capital social, parce qu’on y a beaucoup de liens faibles.

Les meetings permettent de susciter la curiosité des médias, mais coûtent cher.
L’affaire du dépassement des comptes de campagne de Nicolas Sarkozy nous montre que, pour les candidats, une campagne fait l’élection.
Pour Lazarsfeld, la campagne ne fait pas l’élection puisque la plupart des gens ont déjà choisi.

Paul Lazarsfeld explique néanmoins que la campagne n’est pas inutile, puisqu’elle vient chahuter et mettre en éveil des dispositions plus ou moins enfouies.
En effet, ceux qui suivent la campagne sont les plus politisés ; les meetings sont un moyen pour ceux qui ne sont que peu politisés de choisir une position politique.

La campagne est donc utile pour les plus politisés comme pour les moins politisés parce que :
1- ils s’intéressent ;
2- ils emmagasinent et imprègnent des convictions qu’ils avaient déjà.

Les candidats investissent donc dans des sites internet, sur les réseaux sociaux et dans des meetings tout au long de la campagne électorale. Celle-ci peut venir renforcer certaines idées et arguments.

3) Enseignement n°3 : les relations interpersonnelles

Pour Paul Lazarsfeld, les relations interpersonnelles jouent un rôle majeur dans la construction de nos positions politiques.

Idée : il y a, dans le corps électoral, des “leaders d’opinion”, qui sont des personnes sympathiques ayant une influence sur leur entourage.
Exemple : je suis en droit, donc mon entourage va sûrement s’appuyer sur mon expertise.

Ces leaders d’opinion ont un rôle triple :

  1. Rôle de faire voter ou de ne pas faire voter.
  1. Rôle de traducteur : ils peuvent expliquer les idées complexes et ainsi orienter les propos.
  1. Rôle d’aide dans le choix.
    ”Toi qui es sérieux, qui fait du droit, tu en penses quoi ?”

Il s’agit de la two step flow theory, selon laquelle les médias n’ont pas d’influence directe sur les électeurs, mais ils structurent les perceptions des leaders d’opinion qui, eux, possèdent une très forte influence sur les électeurs.
Une campagne électorale efficace s’appuie donc sur des passeurs qui permettent de convaincre.

C – Le modèle de Michigan

Le modèle de Michigan naît dans les années 1950 en réaction au modèle de Columbia.
Il confirme le déterminisme social et l’importance de l’héritage aux États-Unis, mais s’intéresse aussi à l’identification partisane et à la sociologie cognitive.

Selon le modèle de Michigan, il ne faut pas dissocier la vie individuelle de l’individu et son vote.
Idée : l’identification partisante est un acte de foi qui ne se manipule pas par une simple campagne.

Le corps électoral n’est pas homogène.

Il faut noter qu’aujourd’hui, aux États-Unis, l’identification partisane est moins importante que dans les années 1950. Les électeurs ne se sont pas pour autant totalement détachés des codes sociaux.

D – Le modèle économiste

Selon les partisans du modèle économiste, on peut expliquer le vote par le paradigme de l’agent économique.
Chaque électeur cherche à faire prévaloir ses intérêts.
Cette approche est très individualiste.

“L’homo politicus serait relié à l’homo economicus
Les individus parviennent à se placer par un calcul coût/avantage.
On ne voterait pour un candidat “que si le jeu en vaut la chandelle”.

Le problème de ce modèle, c’est que c’est un modèle individualiste qui ne prend pas en compte tous les facteurs.

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Avant, ne pas voter était très mal vu. Le vote intermittent n’était pas la norme.
Dans les années 1960 et 1970, on parlait du vote communiste des ouvriers en France. Aujourd’hui, l’abstention prime chez les ouvriers.
Les élections sont souvent un moment où ne votent que ceux ayant un statut socio-professionnel privilégié (sauf pour l’élection présidentielle).

II – Les sens du vote

Les plus gros facteurs mis au jour par les modèles sont :
> le lieu de résidence
> la religion
> la catégorie socioprofessionnelle
> le travail
> l’âge
> le genre
> la situation matrimoniale

L’âge :
Plus on est jeune, moins on vote.
Plus on est jeune, plus on est critique.

La retraite est aussi un élément important : le vote peut être perçu par les personnes âgées comme un moyen de rester en lien avec la vie et la société.
→ le vote est un acte collectif

Le travail :
Ceux qui enchaînent les CDD et ceux qui sont en intérim s’abstiennent beaucoup.

Le genre :
Les femmes ont obtenu le droit de vote en France en 1944, mais il a fallu attendre les années 1980 pour qu’elles votent autant que les hommes.
En 2007, lors du second tour entre N. Sarkozy et S. Royal, on n’a pas pu démontrer l’existence d’un mécanisme de genre.

Le patrimoine :
Une étude a démontré que, plus on a de patrimoine, plus on vote à droite, et ce indépendamment du revenu :
> haut revenu + peu de patrimoine = votent majoritairement à gauche
> petit revenu + haut patrimoine = votent majoritairement à droite
Toutes choses égales par ailleurs, on a constaté jusqu’à présent en France des effets patrimoine, mais pas des effets revenu : le patrimoine est une variable déterminante, mais pas le revenu.

Selon une étude de 2017, le vote Macron était le vote des personnes heureuses, qui s’en sortaient bien et regardaient l’avenir très favorablement.
Le vote Le Pen était plus modeste et moins diplômé.

III – La démobilisation électorale

A – La démobilisation due aux facteurs sociaux

Depuis l’établissement du suffrage universel (d’abord masculin uniquement), on n’a jamais aussi peu voté : le taux d’abstention ne cesse de croître.
Certains parlent de “crise de la représentation”, voire de “crise de la démocratie”.
→ défiance croissante à l’encontre du politique

L’abstention est persistante et croissante. Il y a de plus en plus d’abstention systématique.
Il y a aussi beaucoup de votes intermittents (ex : une fois tous les 10 ans). Le vote intermittent est plus élevé chez les jeunes.

Lors de l’élection présidentielle de 2017, il y avait :
> 51,5 millions de français en âge de voter
> 46,3 millions d’inscrits sur les listes électorales
> 37 millions de votants (avec les bulletins nuls et blancs)
> 36 millions de voix exprimées

Une étude d’un politologue américain a étudié “l’effet première fois”.
Hypothèse : dans les 1ers temps, on vote à tout → on a toutes nos chances de devenir un électeur permanent ; mais il y a des incidents biographiques qui font qu’on peut s’arrêter de voter.

Il constate aussi que la position sur le marché du travail joue aussi : quand on a un CDI, on a beaucoup plus de chances de voter que quand on est en CDD.
Ceux qui sont en insécurité professionnelle se résignent, car la politique ne va pas leur paraître comme l’urgence (mais plutôt le pouvoir d’achat, le salaire, …).

Le diplôme, l’âge, la catégorie socio-professionnelle et le niveau de vie sont les facteurs sociaux les plus déterminants du vote et du non-vote.

L’abstention contemporaine amplifie les inégalités sociales, car ce sont les milieux les plus populaires qui sont amenés à s’abstenir.
L’ubérisation joue en faveur de l’abstentionnisme : ce sont les classes sociales les plus avancées qui vont voter le plus.

Jusqu’à la fin des années 1970, les milieux les plus populaires étaient ceux qui votaient le plus ; aujourd’hui, ce sont souvent des déserts électoraux.

L’étude “La démocratie de l’abstention”, réalisée dans le quartier des cosmonautes à Saint-Denis, qui est aujourd’hui un quartier de l’abstention alors qu’il était très actif en termes de vote jusque dans les années 1980, a identifié les facteurs suivants :
> le Parti communiste a perdu son emprise
> des couches populaires ont quitté le quartier
> certains ouvriers sont partis pour accéder à la propriété
> la population est jeune, et plus immigrée qu’ailleurs
> les associations laïques qui assuraient un travail de socialisation ont disparu

B – La démobilisation face à la critique

Il existe aussi un abstentionnisme politique, qui relève d’une analyse critique de la politique.
Idée : le vote n’est pas essentiel.

On parle de “crise de la participation”, mais c’est la démocratie représentative qui est en crise.

En France, pour les élections présidentielles, on a :
> 13% d’électeurs “permanents” (qui votent à chaque fois)
> 34% de protestataires (qui agissent dans la rue et votent de manière intermittente)
> 37% de multi-participants (votent à chaque fois + agissent dans la rue)

Les français ayant déposé leur bulletin vont être interrogés par des politologues, qui vont contribuer à la formation d’un “troisième tour” médiatique.
Ils vont chercher à donner une signification à des bulletins de vote. On est donc habitué à ce que ces professionnels de la représentation occultent le débat et la motivation électorale.

On a donc une dimension très subjective de l’élection.

  1. Plus on a d’entourage qui nous rappelle que l’élection approche, plus on a de chances d’aller voter.
    → importance des relations interpersonnelles et des leaders d’opinion
  1. Le problème d’inscription ou de mal inscription est très présent aux États-Unis et se développe en France, à mesure que le rapport à l’institution électorale se distingue.
  1. Il y a une attitude, dans les médias, à transformer les défaites en victoires et les victoires des autres en semi victoire (”victoire à la Pyrrhus”).

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