Le Comité judiciaire du Conseil privé de la Reine, juridiction constitutionnelle suprême de l’Île Maurice

Fiche rédigée par Parvèz Dookhy.

I. Introduction

1.1. Historique

Le Comité judiciaire du Conseil privé de Sa Majesté la Reine d’Angleterre fait partie de ces rares institutions qui ont pu peser lourdement sur le devenir des peuples. D’âge fort respectable 1, cet organe londonien 2 de dernier recours des colonies de l’Empire britannique était doté, avant la Seconde Guerre mondiale, d’une compétence juridictionnelle s’étendant à plus d’un cinquième des terres émergées, autrement dit, tout l’Empire britannique.
Le Conseil privé fut l’inventeur du contrôle juridictionnel des lois. Il avait pour mission de contrôler la conformité des lois adoptées dans les colonies de l’Empire aux grands principes de la Common Law dès le xviie siècle. Étaient sanctionnées les normes contraires aux principes de justice et de la bonne morale.

1.2. Place hiérarchique

Après la Seconde Guerre mondiale, un mouvement de suppression des structures impériales avait gagné les moyennes et petites colonies. Le Royaume-Uni avait attribué aux colonies qui accédaient à l’indépendance une Constitution écrite. Le Comité judiciaire devenait pour beaucoup d’États du Commonwealth une juridiction suprême et en matière constitutionnelle un tribunal supérieur, contrôlant les décisions des Cours nationales dites suprêmes 3.
L’île Maurice a maintenu la juridiction de Sa Majesté la Reine d’Angleterre bien qu’elle ait acquis le statut d’une République en 1992.

II. Fondements textuels

L’origine du Conseil privé remonte à la création même de la monarchie, la Couronne britannique. Le Roi Guillaume I avait introduit dès la conquête de l’Angleterre en 1066 la Curia Regis, le Conseil du Roi. Comme le Roi est la source de toute justice, le Conseil a exercé des attributions juridictionnelles.
Avec le développement de l’État, la Couronne a créé successivement au sein du Conseil privé des comités spécialisés chargés de statuer sur les recours au Roi. Le Comité judiciaire a été institué par une Loi britannique de 1833 et a été très peu modifiée depuis.
La Loi de 1833 fixe sa composition et ses compétences territoriales (c’est-à-dire, à l’égard de quels pays du Commonwealth le Conseil privé est compétent). Des Ordonnances en Conseil (Orders in Council) déterminent son fonctionnement et la procédure.
La Constitution de Maurice fait référence, notamment en son article 81, à la juridiction du Comité judiciaire et détermine ses compétences matérielles en droit mauricien. Cette constitutionnalisation du Comité judiciaire donne à ce dernier toute sa légitimité en droit interne.
Une Ordonnance royale de 1968 (The Mauritius Privy Council Order 1968) 4 précise en droit mauricien la procédure et les modes de saisine de l’institution.

III. Composition et organisation

3.1. Composition

La composition du Comité judiciaire est complexe du fait qu’il est un organe à l’intérieur du Conseil privé et emprunte principalement son personnel à d’autres institutions.
Le Comité judiciaire est composé premièrement du Lord-président du Conseil qui a rang d’un ministre d’État à la française (Senior minister). Le Lord-président n’est pas un magistrat. Il est membre du gouvernement. Il ne siège pas au Comité judiciaire bien qu’il préside celui-ci.
En vertu de la Loi de 1833 (modifiée), les membres actifs du Comité judiciaire sont les Lords judiciaires (Law Lords). Le terme Lords judiciaires désigne les membres juristes de la Chambre des Lords 5 siégeant normalement dans le Comité d’appel (Appellate Committee) de celle-ci. Ce sont les anciens Lord-Chanceliers 6 (Lord-Chancellors) et celui en fonction, les anciens Lords-Chef-Juges (Lord-Chief Justices) 7 et celui en fonction, les Lords d’appel en ordinaire (Lords of Appeal in Ordinary) à la retraite et en fonction.
Sont aussi membres de droit du Comité judiciaire, les Lords-Juges d’Appel (Lords Justices of Appeal), autrement dit, les magistrat de la Cour d’appel d’Angleterre. Ceux-ci ne siègent pratiquement en formation juridictionnelle du Comité judiciaire.
Enfin, les autres membres juristes du Conseil privé, parmi lesquels un certain nombre de juges ou d’anciens juges des pays du Commonwealth et des juges de la Haute-Cour de Justice anglaise, font partie du Comité judiciaire.
Dans la pratique, l’activité juridictionnelle du Comité judiciaire est exercée principalement par les Lords d’appel en ordinaire, les hauts magistrats de la Chambre des Lords. Dans des cas exceptionnels, un juge du Commonwealth, membre du Comité judiciaire, ou le Lord-Chancelier lui-même peut s’adjoindre aux Lords d’appel pour composer la formation de jugement.
En droit strict, tout membre du Conseil privé peut être destitué selon le bon vouloir du Souverain. Mais comme les juges du Comité judiciaire appartiennent à un autre corps, notamment la Chambre des Lords, et siègent à ce titre au Comité judiciaire, ils ne peuvent perdre leur qualité de juge à leur corps d’appartenance que par la procédure de mise en accusation (impeachment), procédure d’ailleurs très lourde à mettre en œuvre. Dans la pratique, ils sont inamovibles.
Le mandat est indéterminé au Comité judiciaire. Tous les membres sont nommés sans durée, ce qui apparente à une nomination à vie. Toutefois, depuis une Loi anglaise de 1993 sur la retraite des juges, les Lords judiciaires ne siègent plus à partir de l’âge de soixante-dix ans, sauf cas exceptionnels où ils peuvent être appelés en raison de leur compétence particulière sur un sujet ou déficit en personnel.
Les Lords judiciaires bénéficient d’une grande immunité du fait qu’ils sont a priori des membres de la deuxième chambre parlementaire britannique. En fait, la question de l’immunité des membres du Comité judiciaire est tout théorique et ne se pose même pas. Le Comité judiciaire est une juridiction extérieure à l’île Maurice tout en faisant partie des institutions mauriciennes et le gouvernement mauricien ne dispose d’aucun moyen de pression sur ses membres.
La nature de la fonction du Comité judiciaire est ambiguë et complexe. En principe, les membres du Comité judiciaire exercent leur fonction au nom du Conseil privé qui est un conseil de Sa Majesté. Le Comité judiciaire n’émet qu’un avis au Souverain 8 qui par la suite traduit la décision proposée en ordonnance. Les membres du Comité judiciaire ne sont que des conseillers du Souverain. Ils exercent en théorie une fonction administrative. Par ailleurs, comme le Comité judiciaire est principalement composé des Lords judiciaires, ceux-ci sont également membres de la formation politique de la Chambre des Lords. Ils sont des parlementaires qui peuvent prendre part aux débats politiques de la Chambre. Le Lord Chancelier est, nous l’avons vu, un ministre, le président de la Chambre des Lords et juge. La fonction de membre du Comité judiciaire n’est pas en soi incompatible avec celle de parlementaire ou de ministre. Toutefois, s’agissant de Maurice et depuis qu’elle est devenue une République, une ordonnance en Conseil du 15 juillet 1992 a substitué le système de justice déléguée à celui de justice retenue. Depuis cette date, les membres du Comité judiciaire sont de véritables juges à l’égard de Maurice. Ils n’occupent aucune fonction à Maurice.

3.2. Procédure

Le Comité judiciaire statue sur des décisions de justice attaquées devant lui. Le pourvoi à son prétoire est une voie de recours grave. La réglementation de sa saisine est stricte.
L’action, la procédure pour être entendu, comprend deux phases bien distinctes: d’abord celle de l’autorisation de saisine de l’institution, puis celle du déroulement de l’instance.
Le pourvoi à Londres est soumis à la condition d’une autorisation de saisine. Celle-ci peut être délivrée par la Cour suprême de Maurice. La Constitution de Maurice, constitutionnalisant la pratique du Comité judiciaire, prévoit que le juge local doit obligatoirement donner une autorisation (le droit de recours est dit de droit [as of right]) dans toutes les affaires impliquant l’interprétation d’une norme constitutionnelle, en matière législative et des litiges d’un montant élevé. Dans toutes les autres affaires, la cour délivre une permission de saisine si le litige relève d’une « grande importance générale ou publique ou autrement » ce qui traduit l’idée d’une difficulté juridique.
Si la cour locale a refusé de délivrer une autorisation, le demandeur au pourvoi peut saisir le Comité judiciaire d’une demande d’autorisation. Le Comité judiciaire accorde généralement une autorisation dès lors que le litige soulève une question d’intérêt général (matters of dominant public interest). Le Comité judiciaire peut également donner une autorisation de pourvoir contre une décision d’une juridiction inférieure à la Cour suprême.
La procédure de l’instance est très formaliste et suit les règles applicables aux juridictions de droit commun et doit respecter scrupuleusement le contradictoire. L’État ne sera qu’une partie au procès comme les autres dans les litiges constitutionnels.
Le Comité judiciaire n’est pas divisé en chambre. Il appartient au Lord Chancelier de désigner les juges qui statueront sur chaque affaire. Ils siègent en formation de jugement de trois, cinq ou sept membres 9, selon l’importance de l’affaire.
Le jour de l’audience de l’affaire, une importance fondamentale est accordée aux débats oraux, qui peuvent durer plusieurs séances. Les avocats font des observations et plaident.
À la fin de l’audience, le président de séance indique d’habitude que le Comité « réservera sa décision », autrement dit que l’affaire sera mise en délibéré.
Au Comité judiciaire, contrairement à la Chambre des Lords, l’arrêt (la décision majoritaire) est unique mais il peut être accompagné d’une ou plusieurs opinions dissidentes. Les opinions concurrentes (concurring opinions) majoritaires ne sont pas permises.
Le style d’une décision au Comité judiciaire est très fécond et vivant. Les juges motivent très longuement leur raisonnement juridique. En raison de l’importance de l’oralité des débats devant les Lords, ceux-ci font référence, dans leur décision, aux arguments et moyens de droit étayés par les avocats. Ils analysent longuement les textes de lois, précédents, la Rapports réalisés pour les Congrès de l’ACCPUF et les décisions étrangères.

3.3. Organisation

Le secrétaire-greffier (The Registrar) a en charge l’administration du Conseil privé sous les directives éventuelles du Lord-Président. Le Secrétariat comprend très peu de personnel.
Le traitement des Lords relève des Fonds consolidés, ligne qui n’est pas soumis au débat au Parlement. Les frais de fonctionnement et d’administration sont pris en charge par l’État britannique uniquement.

IV. Compétences

4.1. Contrôle des actes

Le Comité judiciaire peut contrôler la constitutionnalité de tout acte interne créateur de droit 10. Il n’y a pas en droit mauricien et dans les pays du Commonwealth de théorie de type la Loi fait écran à la constitutionnalité d’un règlement.
Le système de contrôle de constitutionnalité pratiqué par le Comité judiciaire regroupe des éléments des modèles américain et européen 11.La Haute Instance londonienne peut contrôler la norme interne par la voie d’action (direct control of legislative action). Le recours peut être intenté par toute personne justifiant d’un intérêt. Les article 17 et 83 de la Constitution de Maurice permettent à la Cour suprême de prendre toute mesure appropriée pour faire cesser toute violation des droits fondamentaux. La cour exerce ce pouvoir sous le contrôle du Conseil privé, qui, peut alors statuer en deuxième et dernière instance. Selon la lecture de ces deux articles, le contrôle peut être mis en œuvre avant la promulgation de l’acte. Mais le juge a toujours privilégié le contrôle a posteriori pour ne pas s’immiscer dans le processus législatif.
La norme litigieuse peut aussi être contestée à l’occasion d’un procès, c’est-à-dire par la voie de l’exception d’inconstitutionnalité. L’article 84-1 de la Constitution dispose que lorsqu’une question d’interprétation de la Constitution est soulevée devant un tribunal inférieur à la Cour, il doit surseoir à statuer et renvoyer la question devant celle-ci. Le Comité judiciaire est bien entendu compétent en appel. Par ailleurs, l’exception d’inconstitutionnalité peut être invoquée pour la première fois devant la Cour suprême et même le Comité judiciaire dans tous procès. Souvent, elle est en cassation un moyen de droit accepté par le juge londonien.

4.2. Autres recours possibles

En droit mauricien, le Comité judiciaire est le juge suprême de droit commun. Il est compétent en toutes matières. La Constitution prévoit expressément qu’il est le juge (en appel) des élections législatives et du fonctionnement de l’Assemblée nationale. Le Comité judiciaire est la seule instance compétente en matière de la responsabilité disciplinaire des hauts magistrats (Judges) de la Cour suprême.
En droit anglais, le Comité judiciaire a conservé des compétences disparates. Il est chargé de statuer sur des questions ecclésiastiques, de la responsabilité des médecins et dentistes. Du fait que Sa Majesté la Reine est l’autorité suprême de certaines grandes universités britanniques, et, en tant que conseil de celle-ci, le Comité judiciaire 12 tranche les contestations y relatives. Le Conseil privé peut également agir comme un conseil juridique du gouvernement qui peut lui soumettre pour avis toute question.
Pour le Royaume-Uni, le Comité judiciaire est désormais, depuis la mise en vigueur de la loi de 1998 sur les droits de l’homme (Human Rights Act 1998), la cour investie de contrôler la conformité des normes élaborées par le Parlement du Pays de Galles et celui de l’Ecosse à cette loi qui reprend les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme. Il peut trancher toute question issue des lois des deux parlements susmentionnés sur la dévolution des compétences à ces deux pays.

4.3. Saisine de la juridiction

Le Comité judiciaire est saisi en appel ou cassation selon la procédure décrite supra. Il peut être saisi par toute personne justifiant d’un intérêt à agir (locus standi). Cette notion d’intérêt n’est pas appliquée rigoureusement dans les litiges d’intérêt public. Le juge exige un intérêt à agir d’autant plus réduit que la violation de la Loi fondamentale apparaît importante. En ce sens, les citoyens et groupes politiques peuvent faire contrôler la constitutionnalité des Lois et l’action gouvernementale. Aucune autorité publique n’est expressément investie. En défense, le gouvernement est représenté par les services de son conseil juridique, l’Attorney-General 13.

V. Nature et effets des jugements

Le Comité judiciaire pratique la technique de l’interprétation constructive et neutralisante afin de rendre conforme autant que possible la norme contestée à la Constitution.
Dans les cas où le juge ne peut émettre une réserve d’interprétation, il invalide la norme litigieuse. La décision d’inconstitutionnalité peut connaître deux cas de figure. L’article 2 de la Constitution dit bien que toute loi non conforme à elle est, dans la mesure de sa non-conformité, nulle et non avenue (void). À l’occasion d’un contrôle par la voie d’action, le Comité judiciaire peut invalider la norme qui disparaît de l’ordre juridique. La décision produit ses effets erga omnes et possède une valeur de res judicata. Par contre, une incertitude théorique subsiste lorsque le Comité judiciaire statue par la voie d’exception. Dans certains cas, le Comité judiciaire ne fait que déclarer que la norme est inconstitutionnelle et écarte son application. Il ne prononce pas son annulation. Théoriquement, une telle affirmation ne produit qu’un effet inter partes. Cependant, en vertu du principe du précédent, une telle jurisprudence s’impose à toutes les autorités juridictionnelles.
L’invalidation d’une norme peut être partielle. Le juge apprécie le caractère détachable (severable) des dispositions inconstitutionnelles. L’invalidation totale peut également être prononcée.

VI. Publication des décisions

Les grandes décisions du Comité judiciaire en droit mauricien sont publiées dans les grands recueils de jurisprudence (ex. The Law Reports, Appeal Cases, All England Reports et Weekly Law Reports) britanniques. Certaines décisions sont publiées dans le recueil édicté par la Cour suprême de Maurice (Mauritius Reports). Par ailleurs, l’auteur des présentes lignes a entrepris la publication des décisions du Conseil privé en droit mauricien depuis 1977 et le recueil s’intitule The Mauritius Privy Council Reports.
Les décisions du Comité judiciaire ne sont pas diffusées sur internet bien que le Département du Lord Chancelier assure la publication sur la toile des arrêts des juridictions supérieures en Grande-Bretagne.

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