Chapitre 1 : “En vertu du droit des quirites, j’affirme que ceci est mien”

Cliquer ici pour revenir au sommaire de ce cours complet d’histoire du droit des biens (L2).

“Ex jure quiritium, meum esse aio”.

💡
Les quirites sont les premiers romains.

La propriété est un droit réel : c’est même le droit réel par excellence, puisque c’est de ce droit réel que découlent tous les autres droits réels.
Cette conception très moderne / idéaliste est totalement étrangère à la mentalité romaine !

La propriété à Rome n’est pas désignée par la propriété. On parlera de dominium.
Le dominium, c’est la prérogative du dominus = le maître.
Le dominium, c’est la prérogative du maître de la chose : elle est totale, absolue, despotique.

La propriété renvoie plus à une dimension patrimoniale, à la lisière de l’économie.
Le terme de propriété n’est pas très habituel dans l’ancien droit romain.
Ce qui caractérise le dominium, c’est la possibilité pour le maître (= le dominus) d’affirmer légitimement que « ceci » est à lui.

Au coeur de la revendication du dominium, il y aura toujours cette affirmation centrale : Ex jure quiritium, meum esse aio = “En vertu du droit des quirites, j’affirme que ceci est mien”.

Ce dominium reste une notion juridique de l’ancien droit.
Il ne peut s’exercer que dans certaines situations.
Le fait que l’on puisse affirmer que, dans des cas bien particuliers, Ex jure quiritium, meum esse aio, explique pourquoi il sera nécessaire de protéger des situations de fait par des moyens possessoires, dans des situations de fait à propos desquelles on ne peut pas le dire.

C’est très violent / brutal / efficace… mais ce régime est limité : on ne l’invoque que très rarement.
Il correspond donc bien à la civilité archaïque : on fait reculer le champ de la violence au sein de la société en isolant un certain nombre de situations, les plus dramatiques, dans lesquelles “on cogne”.

En dehors de ça, on est dans le fait, d’où la nécessité de s’intéresser aux faits.

La propriété quiritaire est toujours associée à la propriété civile légitime.
Le
dominium est la puissance absolue exercée par le maître sur la chose.
C’est une institution du droit romain ancien / des cités archaïques.

Cette propriété est extrêmement efficace, mais elle pâtit d’une insuffisance manifeste : le champ d’application du dominium ex jure quiritium est restreint :

  1. D’un point de vue objectif : le dominium ex jure quiritium ne concerne que les quirites, c’est-à-dire les seuls citoyens romains, à l’exclusion de tous les autres (= les prérégrins).
  1. D’un point de vue subjectif : les choses sur lesquelles peut s’exercer le dominium sont les res mancipi, c’est-à-dire les choses les plus précieuses / les choses qui ont un prix le plus élevé.

    Il est intéressant ici de noter qu’il s’agit des choses les plus précieuses suivant les conceptions archaïques = les choses les plus précieuses dans une cité qui a une économie essentiellement agraire.
    Il s’agit tout d’abord de la terre elle-même (celle de Rome et d’Italie → la terre italique) ; puis les choses qui permettent l’exploitation de la terre. Ainsi, l’esclave est la res mancipi par excellence. On peut aussi citer tous les animaux susceptibles d’être utilisés pour l’exploitation agricole : bœufs, chevaux, ânes… mais pas les éléphants d’Hannibal !

Pour invoquer le régime du dominium, il faut que les conditions subjectives et objectives soient réunies.
Le non romain qui n’est pas un esclave ne peut pas invoquer le dominium, même si la chose est une chose civile.

Cet aspect très restrictif du dominium quiritaire explique largement pourquoi les interdits possessoires auront autant de succès.
Outre les interdits possessoires, l’orfèvrerie juridique romaine va inventer des techniques juridiques sur le modèle du régime du dominium ex jure quiritium pour protéger plus efficacement et durablement la détention légitime de tel ou tel bien, quand bien même le régime quiritaire ne serait pas applicable.

Il y a donc une opposition entre le modèle quiritaire absolu et des modèles relatifs.

Section 1 : L’affirmation de l’absolutisme du dominium

Le dominium est un pouvoir absolu qui renvoie à des conceptions archaïques – et donc relativement sommaires – du pouvoir exercé sur une chose.

Le dominium a pour synonyme le mancipium.
Par dérivation du sens du mot, on va aussi appeler mancipium l’esclave (= la chose qui, par excellence, est l’objet de ce pouvoir qu’est le dominium).

L’étymologie de mancipium permet de comprendre ce qu’est le dominium.
En effet, mancipium vient de manus (= la main) et de capere (= prendre).
Un esclave est un prisonnier de guerre, qui est tombé sous notre maîtrise / notre pouvoir.
Or, le pouvoir a symboliquement son siège dans la main qui saisit.

En droit archaïque, la frontière est floue entre droit réel et droit personnel.
Le pouvoir qui se trouve dans la main s’exerce sur des choses + sur des personnes.
Par exemple, l’esclave (personne traitée juridiquement comme une chose), mais aussi l’enfant ou l’épouse.

De même que le dominium sur les choses va jusqu’à l’abusus (→ la possibilité de vendre et même de détruire sa propre chose), la main exercée sur sa famille implique que l’on peut vendre ses enfants, et que l’on a un droit de vie ou de mort sur les membres de sa famille.

Ce pouvoir qu’est le dominium se transmet et, quand il est perdu illégitimement, il peut être récupéré : en revendiquant le dominium ex jure quiritium, on s’affirme propriétaire de la chose.

§ 1. Les modes de transfert du dominium ex jure quiritium

Le dominium quiritaire est une institution du droit civil (jus civile).
C’est ce droit civil (= droit des citoyens romains, pour les citoyens romains) qui fixe les conditions dans lesquelles on peut transférer cette puissance qu’est le dominium.

Pour l’époque archaïque, on connaît 2 techniques : l’1 est extra-judiciaire, l’autre est judiciaire.
La formule extra-judiciaire suppose le respect de solennités :

A – Le transfert solennel : la mancipatio

Le droit civil prévoit une mise en scène autour de l’imposition de la main par celui qui veut acquérir la propriété sur une chose (sur une res mancipi) en présence de son propriétaire quiritaire actuel.
C’est la solennité même qui assure le transfert du dominant au cédant.

La mancipation est une sorte de vente symbolique.
Gaïus nous explique comment cela se passe :

“Doivent être présents au moins cinq témoins romains pubères et aussi une autre personne de la même condition qui tient une balance d’airain.
L’acquéreur dit : par le droit des quirites, j’affirme que cet homme m’appartient. Que celui-ci soit acheté par moi avec cette monnaie et cette balance de bronze.
Ensuite, il frappe la balance avec la pièce de monnaie et donne cet argent au vendeur comme symbole du prix.”

Cette procédure doit être scrupuleusement suivie.
Il s’agit d’une cérémonie très codifiée, car l’efficacité de l’action dépend du respect des solennités.

Il y a 5 témoins, qui sont des citoyens romains pubères ; un sixième (lui aussi romain et pubère) porte la balance que l’on fait tinter au moyen d’un lingot de bronze pour symboliser le paiement du prix avant de le remettre à celui qui se défait de son dominium.

Ce qui est essentiel, c’est la présence de la chose et le fait que le nouveau propriétaire s’en saisisse en présence de l’ancien maître de la chose.

Il est parfois difficile de transporter la chose (par exemple, l’immobilier), les romains peuvent donc avoir recours au symbolisme.
Par exemple, les formalités s’exercent autour d’une tuile de la maison, ou bien d’une motte de terre arrachée au champ.

B – Le transfert judiciaire : l’in jure cessio

Le procès romain se déroule en 2 phases :

  1. La phase in jure se déroule devant le magistrat : le préteur.
    Elle correspond à la phase de mise en état du procès + de la résolution de toutes les questions qui intéressent la procédure.
  1. La phase in judicio a lieu devant l’arbitre : le judex.
    Ici, on ouvre le procès au fond ; on l’instruit ; et on tranche le procès au fond.

Les romains détournent l’action en revendication, puisque celui qui veut acquérir le dominium ex jure quiritium va assigner en revendication le propriétaire actuel de la chose.
Ici, c’est un procès fictif : il n’y a pas vraiment de contentieux.

Le demandeur (= l’acquéreur) affirme devant le préteur “ex jure quiritium, meum esse aio.
→ Il se déclare propriétaire en présence du magistrat + du propriétaire actuel, qui a été assigné.

Après cette déclaration solennelle, le magistrat se tourne vers le défendeur cédant, lequel va soit acquiescer à l’affirmation du demandeur, soit se taire (les 2 sont bons).
Il reste au magistrat de donner acte des affirmations qui ont été faites en sa présence : le demandeur est judiciairement reconnu propriétaire quiritaire de la chose.

Cela est tout à fait logique, car la déclaration du demandeur a été faite dans le cadre d’une action civile qui concerne le dominium.

💡
Cette solution peut encore fonctionner aujourd’hui : elle permet d’éviter les frais de notaire…

§ 2. L’efficacité de la revendication du dominium ex jure quiritium

💡 Revendiquer, c’est agir au pétitoire.
Le pétitoire vient de l’expression rem petere (= réclamer la chose), alors que revendiquer a un sens plus guerrier : cela vient de vindicta, qui est la petite baguette que les parties à l’instance pétitoire imposent sur la chose qui est l’objet du litige.
La hasta est la lance que l’on plante en signe de défi.

En droit romain archaïque, on revendique en utilisant la procédure du sacrementum in rem.

Cette procédure est d’une très grande lourdeur et complexité.
Les romains n’abolissent pas le
sacramentum, mais ils vont utiliser à côté d’autres procédures plus simples.

A – La revendication per sacramentum

Cette procédure se caractérise encore une fois par l’affirmation en présence du magistrat par les litigants ex jure Quiritium.

Dans les actions réelles on revendiquait de la façon suivante les choses mobilières et qui se meuvent, du moins si elles pouvaient être apportées ou amenées en justice. Le revendiquant tenait une baguette ; puis il appréhendait l’objet du litige — mettons un homme — et disait : « J’affirme que cet esclave est mien en vertu du droit des Quirites, selon sa causa. Comme je l’ai dit, j’ai imposé la vindicta ».
Source : Gaius : le sacramentum in rem (Trad. française) (univ-grenoble-alpes.fr).

C’est une procédure très complexe, puisque les 2 parties s’affirment propriétaire quiritaire en faisant les mêmes gestes et en prononçant les mêmes paroles.
→ Il n’y a pas véritablement de demandeur ni de défendeur.

Celui qui parle en 1er lance un défi – qui n’est qu’un défi judiciaire, mais qui, à l’origine, était peut-être + que ça -, puis celui-ci aboutit sur une espèce de serment / d’affirmation solennelle en présence des dieux.
Cela a pour conséquence l’obligation de consigner une somme d’argent.

L’instance per sacramentum, à la fin de la 2nde phase, amène le judex à dire lequel des deux a fait un serment qui correspond à la vérité.
⚠️ Celui qui a fait le vrai serment n’est pas nécessairement celui qui est le possesseur actuel de la chose, ce qui peut causer des difficultés pour récupérer la chose.

Le sacramentum in rem est une technique très archaïque et partiellement inefficace.
Les romains la contournent donc en cherchant d’autres procédures moins lourdes.

B – Les alternatives à la revendication per sacramentum

Ce sont les parties elles-mêmes qui vont chercher à la contourner.
De façon très astucieuse, ils vont la faire sortir du droit réel sur le terrain du droit personnel.

La lex aebutia, une loi de réforme judiciaire datée entre -149 et -125, prévoit que la procédure formulaire pourra être appliquée aussi au procès pétitoire, ce qui n’est pas évident dans la mentalité des romains.

1) L’utilisation de la procédure per sponsionem

💡
Il ne faut pas perdre à l’esprit que l’on est ici dans la pure opportunité : on veut simplement éviter un long procès difficile per sacramentum.

La spontio est un contrat verbal solennel, se nouant par des déclarations solennelles en présence de témoins.

La technique de la spontio consiste, pour les parties qui ont un différend à propos d’une res mancipi, de procéder à une double spontio.

  1. Dans une 1ère spontio, le détenteur actuel de la chose (= le possesseur) promet de restituer la chose à celui qui la réclame s’il est reconnu propriétaire de cette chose à l’occasion d’un procès.
  1. Dans une 2nde spontio, le détenteur promet à celui qui réclame la chose de lui remettre une somme d’argent tout à fait dérisoire s’il est propriétaire de la chose.

Sur le fondement de ce 2nd contrat / de cette 2nde sponsio, celui qui réclame la chose assigne le débiteur en paiement de la somme d’argent dérisoire.
Pour qu’il soit condamné à payer cette somme d’argent dérisoire, il faut résoudre la question de savoir si le débiteur de cette somme la doit effectivement.

Ensuite, le créancier de la somme d’argent possède désormais un jugement qui l’a reconnu créancier parce qu’il l’a reconnu propriétaire.
Il peut donc désormais utiliser la 1ère spontio et exiger de celui qui a promis de donner la chose si l’autre était reconnu propriétaire de restituer la chose à son légitime propriétaire.

Ici, on plaide sur le fondement d’un contrat qui lui-même n’a aucun intérêt patrimonial, mais en assortissant la question de la somme d’argent d’une 2nde question plus importante.
L’instruction du procès conduit à dire que « vous, défendeur, vous devez la somme d’argent, parce que le demandeur créancier est propriétaire de la chose ».


2) L’institution de la formule pétitoire

Ici, ce n’est pas une initiative des particuliers, mais une initiative du législateur.
En effet, au milieu de 2ème siècle avant J.-C., il y a une grande réforme de la procédure du procès civil romain dans le sens d’une simplification de la procédure.

Cette réforme consiste à remplacer tout le formalisme de gestes et de paroles en présence du magistrat par des déclarations qui sont enregistrées par le préteur sur un document qu’on appelle la formula.

C’est l’objet d’une très célèbre loi romaine : la lex aebutia (datée du milieu du -2e siècle).
💡 Avant cette loi, les parties étaient contraintes d’introduire le procès en s’astreignant à poser des paroles solennelles et des actes rituels déterminés, faute de quoi le procès n’était pas engagé.

Désormais, les parties comparaissent devant le magistrat et expriment sans aucune formalité leurs demandes, fins et moyens.
Le magistrat désigne le judex, qui instruit le procès au fond pendant la 2nde partie du procès.

La formule est donc la lettre de mission du judex.
Cette procédure per formulam est offerte comme une alternative au sacramentum.

La formule est rédigée in rem, puisqu’il s’agit d’un procès réel (= qui porte sur une chose).

La formule est aussi rédigée de manière arbitraire, dans le sens romain du terme, ce qui veut dire que le demandeur à l’action doit évaluer sous serment la valeur de la chose qu’il réclame. On suppose que cette évaluation sera favorable au demandeur sans pour autant être fortement surévaluée.
À la fin de l’instance, le judex offre une alternative au défendeur contre lequel il prononce une sentence de condamnation (→ il a la possibilité d’arbitrer, d’où le nom de l’action !) : le défendeur qui succombe à l’action peut :
> soit de rendre la chose ;
> soit de payer des dommages-intérêts dont le montant excède évidemment la valeur de la chose qu’il veut garder.
→ Il a intérêt à rendre la chose.

Cette formule arbitraire facilite la restitution de la chose, parce que le judex n’a pas le pouvoir de contraindre le possesseur actuel de la chose, qui a perdu au procès pétitoire, de rendre la chose.
Il n’a que le pouvoir de demander des dommages-intérêts.

Ici, on déleste la procédure de son formalisme, mais on y injecte une puissance technique à très forte dose. En effet, cette procédure est beaucoup plus technique que la sacramentum in rem (qu’il reste possible d’utiliser).

Ce système civil assez complet de transmission et de revendication progresse donc en technicité et en agilité avec le temps : la formule pétitoire arbitraire permet de résoudre une difficulté en débouchant sur des dommages-intérêts.

En conclusion, le régime de la propriété quiritaire à Rome est techniquement très complet et très efficace, sous réserve de la difficulté d’obtenir la chose elle-même lorsqu’on a gagné le procès en revendication.
Mais la vraie difficulté dans le maniement du droit quiritaire vient du fait que ce droit quiritaire ne concerne que les seuls citoyens romains à raison des seules choses romaines.

Section 2 : La relativité des formes de propriété secondaires

Difficulté de la propriétaire quiritaire : son champ d’application est très restreint, ce qui explique pourquoi, très tôt (dès la fin de l’époque archaïque), le préteur imagine des remèdes possessoires.

Ces remèdes possessoires constituent un filet de sécurité lorsqu’on ne peut pas recourir aux actions du droit des Quirites :
> soit parce que la chose concernée n’est pas une chose romaine ;
> soit parce que la chose est romaine mais que l’on n’est pas soi-même romain.
= lorsqu’il manque 1 des 2 conditions (condition objective ou subjective).

Même quand les conditions d’application du régime quiritaire sont en place et que l’on peut donc appliquer le remède puissant du droit quiritaire à une situation particulière, un obstacle inattendu peut être découvert et faire obstacle au droit quiritaire : le formalisme quiritaire.

Par exemple, il peut arriver qu’une erreur dans le formalisme empêche de pouvoir recourir au régime quiritaire.
Parfois, les parties éludent les formalités (par exemple, la mancipatio) car elles sont trop pesantes ou trop complexes.

Le préteur imagine donc des correctifs : il cherche les moyens de créer des régimes de propriété secondaires qui s’articulent et s’ordonnent à la propriété quiritaire en faveur de particuliers qui sont de bonne foi et qui, de bonne foi, se trouvent empêchés d’invoquer le régime quiritaire pour protéger une situation qu’ils pensaient incontestable.

§ 1. Un remède au formalisme quiritaire : la propriété prétorienne

On parle de propriété prétorienne par opposition à la propriété civile (ou propriété quiritaire), mais les romains ne la désignent pas ainsi : c’est une invention d’historiens.
Ce régime de propriété est le fait du magistrat judiciaire (= le préteur), qui, en inventant des actions, invente du droit.

Cette propriété dite prétorienne a un caractère transitoire, parce qu’elle est appelée à disparaître pour laisser place à la propriété pleine et entière / à la propriété parfaite = la propriété quiritaire.
Elle a aussi un caractère relatif, en ce qu’elle est ordonnée à (= a pour finalité) l’absolutisme quiritaire.

Le préteur a la volonté de résoudre une difficulté pratique avec les moyens qu’il a à sa disposition : la maîtrise de la procédure.
La difficulté concrète ici est un échec dans la transmission du dominum ex jure quiritum (par exemple, à cause d’un échec dans la mancipatio).

Heureusement, le droit civil lui-même (= le droit quiritaire) contient un remède contre ce genre d’incidents : l’usucapio.
⚠️ Ce n’est pas une prescription acquisitive.

L’usucapio est une technique civile qui permet au possesseur de bonne foi qui peut être propriétaire quiritaire de devenir propriétaire quiritaire par l’écoulement d’un délai (le délai d’usucapion), qui est d’1 an pour les meubles et de 2 ans pour les immeubles.

Même si ce délai est particulièrement bref, il laisse celui qui est en train d’usucaper (qui est probablement de bonne foi) à la merci du véritable propriétaire civil.
Donc idée : mettre celui qui est en train d’usucaper sous la protection du préteur, en réputant propriétaire prétorien pendant 1 an ou 2 celui qui est appelé à devenir propriétaire quiritaire.

A – La protection prétorienne de l’acquéreur pendant le délai d’usucapion

Il faut partir d’une situation de fait très concrète : il y a un échec dans le formalisme quiritaire, et cet échec m’empêche de devenir propriétaire quiritaire.

L’acquéreur d’une chose (→ d’une res mancipi) a de bonne foi cette chose dans son patrimoine.
La plupart du temps, le délai d’usucapion s’écoule donc paisiblement.

Mais, si un différend survient que se passe-t-il ?
Au bout d’1 an ou 2, l’acquéreur quiritaire pourrait soulever cette technique pour écraser les revendications que l’on aurait pu tirer du formalisme ; mais, pendant le délai d’1 an ou 2, que se passe-t-il si celui qui est resté le véritable propriétaire quiritaire (après l’échec de l’opération de transfert quiritaire) réclame la chose au possesseur qui ne peut pas encore réclamer l’usucapion ?

Par exemple, le propriétaire quiritaire restant propriétaire quiritaire, il peut validement transférer la propriété quiritaire à un tiers.
Ce tiers deviendra propriétaire quiritaire, éventuellement de bonne foi, et pourra invoquer sa qualité de propriétaire civil pour réclamer la chose à celui qui est en train d’usucaper.

Le préteur doit choisir entre :
> celui qui est en train d’usucaper de bonne foi mais n’est pas propriétaire quiritaire, et ;
> quelqu’un d’autre qui est propriétaire quiritaire mais dont le titre est éventuellement écorné par une certaine mauvaise foi.

Or, il se trouve que nous sommes à l’époque classique et que les romains ont été heureusement influencés par l’éthique grecque et par l’idée qu’au delà du droit strict il y a le bien et l’équitable.

Au droit issu du formalisme, le préteur préfère l’équité au propriétaire quiritaire.
Il examine une situation de fait : celui qui invoque le fait que la res mancipi est dans son patrimoine de bonne foi et qu’il est en train d’usucaper devra prouver comment il est devenu détenteur de la chose.
Mais, quand il est conforté dans sa bonne foi, le magistrat va lui accorder certaines faveurs, parce que le détenteur actuel se trouve assigné par le propriétaire quiritaire en revendication.

Il s’agit d’un procès pétitoire : le demandeur possède un titre et a sûrement les moyens de prouver que le défendeur est seulement en train d’usucaper mais n’est pas encore arrivé au terme du délai.
En toute rigueur, le préteur et le judex devraient faire droit à la demande : celui qui est en train d’usucaper devrait restituer la chose ou payer des dommages et intérêts, car il n’est pas propriétaire quiritaire.

Pour aider l’usucapion, le préteur apporte une modification dans le formule de l’action pétitoire : il introduit une mention d’exception.
L’exception est un moyen de défense qui permet de repousser la demande du demandeur.

L’exception opposable au propriétaire quiritaire qui a remis la chose à celui qui est en train d’usucaper est l’exceptio doli : l’exception de dol.
Idée : pourquoi tu me réclames quelque chose que tu m’as remis ?

Situation plus délicate : la situation où le propriétaire quiritaire a transféré régulièrement la chose à un tiers qui est devenu propriétaire quiritaire par l’accomplissement du formalisme → ce dernier est présumé de bonne foi.
L’arbitrage du préteur sera alors plus difficile : il est complexe de prouver la bonne ou la mauvaise foi.
Il fait le choix de celui qui est en train d’usucaper, parce que sa situation s’est nouée antérieurement à celle du demandeur à l’action pétitoire.
C’est l’exception rei venditae et traditae (”exception de chose vendue et livrée”).

C’est intéressant, parce que le droit romain est d’abord un droit formaliste, qui repose sur des symboles. Donc préférer quelqu’un qui s’est constitué une action de fait plus ancienne à quelqu’un qui s’est constitué un titre via le formalisme constitue un saut !

Mais comment faire pour mettre la main sur la chose ?
Cette intervention prétorienne permet à celui qui est en train d’usucaper de repousser toutes les initiatives judiciaires qui l’empêcheraient.
Ici, le préteur ne propose qu’un moyen défensif → une exception.

Il faut maintenant franchir une étape en permettant à celui qui est en train d’usucaper de reprendre la chose s’il l’a perdue. En effet, tant que le délai n’est pas arrivé à son terme, il ne dispose pas de l’action en revendication, qui est une action civile / quiritaire.

B – Une revendication prétorienne de la chose livrée : actio publiciana

La situation concrète que résout le préteur est encore + complexe.
Ici, celui qui est en train d’usucaper veut réclamer la chose, éventuellement entre les mains d’une personne qui est le véritable propriétaire.
Comment fonder la situation de quelqu’un qui est en train de devenir propriétaire mais qui ne l’est pas ? Comment justifier qu’on préfère celui qui est en train d’usucaper à celui qui est propriétaire quiritaire ?

Du point de vue de la pure équité, le préteur va prêter son concours à celui qui est en train d’usucaper, en ne prenant en considération que l’acte d’alinéation (la traditio), qui a inauguré le délai d’usucapion.

Il reste à savoir comment, techniquement, on peut accorder une action qui a la même vertu qu’une action pétitoire à quelqu’un qui n’est pas propriétaire quiritaire et qui ne doit pas disposer de l’action pétitoire.

Le préteur utilise l’une des techniques les plus courantes dans l’élaboration du droit prétorien : la fiction.
Celui qui est en train d’usucaper se présente au tribunal, il réclame l’action civile pétitoire qu’en principe il ne peut pas obtenir faute d’être propriétaire civil, mais le préteur lui accorde quand même cette action pétitoire au prix d’une altération marginale de la formule de l’action pétitoire.

Le préteur introduit une fiction qui consiste à réputer celui qui est en train d’usucaper avoir usucapé, et donc on le répute propriétaire contre le véritable propriétaire civil actuel.
→ On présume contre la vérité qu’il a la qualité pour agir au pétitoire.
→ On fait comme s’il était propriétaire quiritaire.

Cette action inventée par Publicius est une véritable action en revendication prétorienne, eu égard à l’altération de la formule de l’action pétitoire par le préteur.

Cette formule de l’action publicienne donne les conditions de la situation de fait protégée par le préteur + le délai d’usucapion.

Mais la 2nde difficulté est plus complexe : lorsque celui est demandeur à l’action publicienne dirige son action contre le propriétaire quiritaire.
Idée : je suis en train d’usucaper, je suis en train de venir propriétaire quiritaire mais je ne le suis pas encore.

Il y a une espèce d’hérésie juridique qu’il faut résoudre : un non propriétaire dirige une action en revendication contre le véritable propriétaire !
Cette solution est embarrassante : un non propriétaire utilise une action en revendication prétorienne pour réclamer à un véritable propriétaire sa chose.

D’un point de vue procédural, l’initiative de celui qui est en train d’usucaper devrait conduire à un échec évident : le défendeur qui est véritable propriétaire quiritaire n’a qu’à invoquer l’exception de véritable maître.
La solution du procès devrait être nette et sans bavure : j’ai intenté l’action en revendication contre le véritable propriétaire, lequel exhibe son titre de propriétaire et invoque l’exception précitée → le procès devrait être perdu.

Mais le préteur va déjouer l’effet normal de cette arme de destruction massive qu’est au pétitoire l’exception de véritable maître.
Pour enrayer cette logique, il stérilise les effets de cette exception.
Le préteur accorde une réplique au demandeur pour briser l’effet péremptoire de l’exception de véritable propriétaire : c’est une
réplique doli (de dol).

Idée : le propriétaire sait qu’il a mis en possession en vertu d’un acte d’alinéation le demandeur à l’action publicienne.
Ici encore, on préfère celui qui est train d’usucaper de bonne foi au véritable propriétaire.

Ainsi, aussi longtemps que le délai d’usucapion ne sera pas arrivé à son terme, celui qui est en train d’usucaper et qui est parfaitement de bonne foi pour avoir été mis en possession de la chose par le propriétaire quiritaire aura le moyen de repousser toutes les prétentions, y compris celles du propriétaire quiritaire, et de récupérer la chose en quelque main qu’elle se trouve, même entre les mains du véritable propriétaire.

Ici, nous avons évoqué la situation où la propriété quiritaire est possible à moyen terme, parce que l’acquéreur et l’aliénateur sont tous 2 des citoyens romains + la chose est une res mancipi.
Il faut voir à présent une autre forme d’aménagement du régime quiritaire, qui est un contournement :

§ 2. Le contournement prétorien de l’élitisme quiritaire : la propriété pérégrine et la propriété provinciale

La propriété quiritaire est très élitiste du point de vue objectif et subjectif :
> quand à son objet, elle ne concerne que les res mancipi ;
> quant à son sujet, elle ne concerne que les citoyens romains.
Elle est donc très rare.

L’extension du domaine du droit quiritaire par la fiction dans le cadre de la propriété prétorienne est une exception qui confirme et renforce la règle de l’élitisme.
Dans la propriété romaine, l’acquéreur comme l’aliénateur sont romains.
C’est simplement une anticipation par la fiction → la propriété prétorienne réaffirme l’existence de la propriété quiritaire.

Il n’empêche que la philosophie générale de la propriété prétorienne peut être utilisée dans d’autres situations où un particulier détient une chose sans pouvoir s’en dire propriétaire quiritaire (soit parce qu’il n’est pas lui-même citoyen romain, soit parce que la chose dont il s’agit n’est pas une res mancipi).

Pendant une partie de l’époque classique, quand on ne pouvait pas invoquer la propriété quiritaire, on en était réduit à faire appel au remède possessoire.
Idée : celui qui ne peut pas invoquer le régime quiritaire doit se situer sur le terrain du fait et réclamer des remèdes possessoires, qui ne sont pas des actions en justice à proprement parler.

La protection possessoire, par son caractère très sommaire et lapidaire, ne permet pas forcément de résoudre des contentieux ayant trait au droit des biens, qui peuvent revêtir un très haut degré de complexité juridique.
Le préteur va donc créer des régimes de propriété parallèles au régime quiritaire, en lui empruntant des procédures.

A – Quant aux personnes : le développement d’une propriété pérégrine

Le pérégrin (”celui qui voyage”) est celui qui n’est pas un citoyen romain.
Mais, en 212, l’édit de Caracalla fait entrer dans la citoyenneté romaine tous les sujets de l’empire romain.

💡
L’édit de Caracalla est parfois aussi appelé Constitution antonine.

À partir de 212, tous ceux ceux qui vivent dans l’empire peuvent invoquer le droit quiritaire à raison de res mancipi (jusque là, c’était impossible).

Cet édit de Caracalla est gênant pour l’histoire du droit de la propriété à Rome, parce qu’il entraîne la disparition des actions inventées par le préteur.
On ne connaît donc pas avec certitude la manière dont s’organisait la propriété pérégrine, qui était la possibilité pour les pérégrins d’obtenir des actions réelles pour défendre la situation juridique légitimement constituée.

Néanmoins, on peut utiliser des indices pour imaginer comment ça se passe.
Il est vraisemblable que le préteur ait eu à nouveau recours à la fiction en présumant citoyen romain celui qui ne l’était pas pour lui offrir l’action en revendication.

On connaît mal les champs d’application de ces moyens offerts aux pérégrins.
Y a-t-on recours à Rome pour tous types de biens ? Est-ce une invention du préteur pérégrin ? Ces éléments restent sans réponse.

Il est intéressant de constater que le modèle du droit quiritaire est dupliqué en dehors de son champ d’application naturel au profit de particuliers qui sont exclus de la propriété quiritaire.

Il s’agit d’une initiative prétorienne qui répond à un besoin économique et social, avec le réemploi d’une technique qui ne choque pas les mentalités
Cela reste une fiction, puisqu’elle nie la réalité (ce qui permet de maintenir l’aristocratie de la civilisation romaine).

On n’altère donc pas le vieux droit quiritaire, mais on le prend pour modèle d’un droit prétorien mieux adapté à ce qu’est devenu le monde romain.

B – Quant aux biens : le développement de la propriété provinciale

Seuls les fonds italiques sont réputés res mancipi.
Cela signifie qu’on ne peut jamais utiliser l’action en revendication à raison d’un fonds provincial (= situé en dehors de l’Italie).

Cela s’explique par le statut particulier des fonds provinciaux qui ont été gagnés par Rome lors des conquêtes.

Toutes les conquêtes de Rome au-delà de l’Italie relèvent de la propriété du peuple romain. Rome dispose donc de manière discrétionnaire de toutes ces terres conquises par le peuple romain.
Naturellement, Rome peut les réserver pour certaines d’entre elles à la colonisation = à l’installation de colons, qui vont imposer une présence romaine en dehors de Rome et tenir militairement telle ou telle partie de l’empire romain.

Rome s’accapare donc des terres à l’extérieur de la cité.
Pour le reste, quand elles n’ont pas été accaparées par l’autorité romaine, ces terres sont abandonnées aux populations locales.
Elles restent sous le régime législatif ou coutumier des peuples conquis.

Les romains reconnaissent l’existence de ces droits locaux qui encadrent la transmission des biens conquis.
Ils considèrent que ne relèvent pas du droit civil, mais du droit des gens (jus gentium).

Ces transmissions foncières en dehors de l’Italie ne constituent pas un pur fait pour les romains, mais ça ne constitue pas non plus de la propriété quiritaire.
Le préteur va donc avoir tendance à chercher un moyen de sortir de cette contradiction.

Sur le modèle de la propriété prétorienne, il invente un régime de propriété provincial, en introduisant dans la formule de l’action en revendication 1 ou 2 fictions :

  • La fiction suivant laquelle la terre revendiquée est une terre romaine (alors qu’elle ne l’est pas) ;
  • La fiction qui répute le demandeur et/ou de la défendeur romain.

Le droit prétorien protège cette propriété secondaire qu’est la propriété des fonds provinciaux, si besoin en utilisant certaines techniques telles que celle de la prescription, dont le délai est beaucoup plus long que celui de l’usucapion (20, 30 voire 40 ans).
L’usucapion est une technique purement civile, ce qui n’est pas le cas de la prescription.

À la fin de l’époque classique, on voit que le régime de la propriété romaine est très divers.
La propriété quiritaire conserve cette primauté due à son caractère purement civil, même si elle est relativement rare dans le commerce juridique quotidien.
Cette propriété quiritaire s’articule avec la propriété prétorienne et les propriétés pérégrines et provinciales.
Ces emboîtements de régimes posent une très haute technicité et donc une très grande complexité.

Justinien met fin à cet empilement de régimes au 6ème siècle en venant clore une évolution qui a été inaugurée par l’édit de Caracalla.
En effet, à partir de 212, la quasi totalité des sujets de Rome entrent dans la citoyenneté romaine, ce qui fait disparaître en pratique la propriété pérégrine : quasiment tous les habitants de l’empire peuvent accéder à la propriété quiritaire, à raison de res mancipi.

Cette distinction archaïque entre res manicipi et res nec mancipi se retrouve ensuite menacée par un édit de Dioclétien (292), qui prévoit que désormais les fonds provinciaux devront être considérés comme des res mancipi.
De plus, à la fin du 3ème siècle, cette distinction de de l’époque archaïque ne correspond plus à l’état de l’économie ni à l’état des mentalités.

Justinien mettra de l’ordre : une constitution de 531 abolit formellement la distinction entre res mancipi et res nec mancipi, qui est totalement artificielle.
À partir de 531, la transmission de tous les biens se réalise par la simple
traditio = par la simple remise de la main à la main.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *