Commentaire d’arrêt complet : Com., 17 mai 1989 (Affaire Bartoli)

Fiche rédigée par Michael Vayssié (deug de Droit-Anglais, puis Licence de Droit).

Ce commentaire d’arrêt a obtenu la note de 15/20.

Chambre commerciale de la Cour de cassation, 17 mai 1989.
Franck contre société TOPUER et autres.

Thème : Société
Mots clefs : Société en formation-personne ayant agi en son nom | Existence et nature des actes accomplis | Constatations nécessaires.

Introduction

Tout sujet envisageant une action à caractère juridique, ou du moins, juridiquement reconnu, se doit de disposer du droit d’agir en justice et une des conditions de ce droit est évidemment d’être une personne. Si l’individu – personne physique -, en tant qu’être vivant autonome, dispose de ce droit a priori, le problème s’est posé de la personnalité d’un groupe de personnes réunies par une même volonté de se constituer en société. La personnalité morale ainsi octroyée à une société, suivant la théorie de la fiction, se fait par l’immatriculation de celle-ci au registre du commerce et des sociétés et permet à cette société d’avoir une « vie juridique ». Cependant, les sociétés qui ne sont pas encore immatriculée, dites « en formation », doivent passer par la réalisation d’actes divers nécessaires à leurs constitution et ce, par l’intermédiaire de personnes physiques. Ce procédé est source de contentieux.

Ainsi, dans l’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation, le 17 mai 1989, des services divers ont été rendus sous forme de travaux effectués au profit d’une S.A.R.L. en formation et le problème s’est posé de savoir qui devait payer la somme due. Sachant que la commande n’avait été passée que par un des associés, – M. Bartoli -, les juges du fond ont cependant condamné les deux associés solidairement en paiement de la dette, considérant « qu’il y avait eu société créée de fait entre les deux associés », bien que « ceux-ci avaient agi au nom d’une société en formation ».

L’associé qui n’avait pas passer les commandes litigieuses se pourvoi devant la Cour de cassation qui casse la décision d’appel au motif que les juges du fond n’ont pas constaté « que la prétendue société crée de fait avait développé de manière durable et importante une activité dépassant l’accomplissement de simples actes nécessaires à sa constitution et ont relevé que la commande litigieuse avait été effectuée uniquement par M. Bartoli ».

Cette décision nous amène donc à nous interroger sur la distinction qui doit être faite entre les sociétés créées de fait et les sociétés en formation, le non-cumul de ces qualifications et le principe de responsabilité des actes passés pour le compte d’une société en formation.

Nous tenterons de voir comment la Cour de cassation présente la société créée de fait et la société en formation comme étant des situations alternatives, non cumulatives ;

Puis le régime de la responsabilité des personnes qui agissent dans le cadre d’une société en formation et la notion du transfert possible de responsabilité par le mécanisme de la reprise.

I. La Cour de cassation présente la société créée de fait et la société en formation comme des situations alternatives

Nous allons voir comment l’arrêt, bien que traitant de deux situations assez proches, établit un seuil délimitant celles-ci et par là, les présentant comme alternatives, non cumulatives.

A. La société créée de fait et la société en formation : deux structures proches…

La société créée de fait et la société en formation présentent des aspects communs qui ont certainement amené les juges de la Cour d’appel à superposer les régimes de responsabilité des actes pris par les associés dans l’arrêt étudié.

En effet, une société, quelle qu’elle soit, doit pour être considérée comme telle, présenter trois éléments précis qui sont : l’existence d’apports, l’affectio societatis – volonté des associés de collaborer de façon effective à l’exploitation dans un intérêt commun et sur un pied d’égalité (cf Cass.Com 03/06/1986) -, et la participation aux bénéfices et aux pertes.

C’est, d’ailleurs, l’existence de ces trois éléments dans l’exercice par plusieurs individus d’une activité quelconque, ainsi que le fait que ces individus se soient comportés comme des associés, que la jurisprudence a retenu pour donner naissance aux sociétés créées de fait. On peut relever que l’exigence des trois conditions peut être supplantée en considération de la théorie de l’apparence, celle-ci s’appréciant globalement, indépendamment de l’existence apparente des conditions, selon un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 13 novembre 1980.

Ces sociétés, qui ne sont donc pas établies par contrat, ne disposent en aucun cas de la personnalité morale, puisqu’elles n’ont pas pour but, à l’origine, d’être des sociétés et donc ne sont pas immatriculées. Ici est possible le rapprochement avec la société en formation qui elle est une société « volontaire », mais qui ne pourra disposer de la personnalité morale qu’une fois immatriculée, soit lorsque les associés le souhaiteront, puisqu’il n’y a pas de limitation de durée à la période de formation. Dès lors apparaît la faille qui a pu donner naissance au litige de l’espèce : la société créée de fait découle des actes pris par les « associés » qui se comportent comme tels, et la société en formation agit par l’intermédiaire des associés qui la constituent.

En effet, cette société en formation, qui n’existe alors que par contrat, peut avoir une activité, mais elle ne le peut que par l’intermédiaire de personnes qui agissent en son nom, et qui supportent la responsabilité de ces actes, puisque la société en formation n’a pas la personnalité morale, et n’est donc par responsable juridiquement. Dans le cadre de la société créée de fait, la solution diffère puisque c’est l’ensemble des « associés » qui sont tenus de remplir les obligations issues du fonctionnement de la société, comme nous le développerons ultérieurement.

Dans l’arrêt d’espèce, la Cour de cassation décide de casser la décision de la Cour d’appel et institut un seuil ayant pour but de discerner clairement les deux notions « créée de fait » et « en formation ».

B. …mais la Cour de cassation établit un seuil délimitant ces deux structures.

Dans sa décision, la Cour d’appel condamne solidairement les deux associés, constatant une société créée de fait, mais ne contestant pas la réalité de la société en formation. Il semble alors évident que la Cour d’appel a utilisé la faible délimitation entre les deux structures « société créée de fait » et « en formation », pour les utiliser comme des structures non pas alternatives mais cumulatives.

Si cette solution offre une plus large garantie aux créanciers de se voir remboursés, il reste cependant un problème apparent qui amène à s’interroger quant à l’utilité d’envisager ces deux structures. Il serait peut-être opportun de supposer que la notion de société créée de fait absorbe la société en formation qui se révélerait être superflue.

La chambre commerciale de la Cour de cassation a décidé, en cassant cet arrêt de la Cour d’appel, d’éradiquer cet amalgame, ce cumul, en révélant les conditions nécessaires à la distinction entre ces deux possibilités. En effet, la Cour énonce que les juges du fond n’ont pas constaté que la

« prétendue société créée de fait avait développé de manière durable et importante une activité dépassant l’accomplissement de simples actes nécessaires à sa constitution ». Ainsi, la Cour présente bien les deux cas de figures comme étant alternatifs, non cumulatifs, le passage de l’état de société en formation vers celui de société créée de fait se subordonnant à l’existence d’une activité « durable et importante », « dépassant l’accomplissement d’actes nécessaires à la constitution » de la société.

Cette décision, aussi claire soit-elle quant à l’orientation choisie, n’en est pas moins imprécise, et c’est à la jurisprudence d’étoffer le cadre ainsi défini. Si une société en formation est logiquement en droit de prendre des actes nécessaires à son démarrage, la jurisprudence lui interdit certains actes comme l’incapacité de surenchérir, selon un arrêt de la seconde chambre civile de la Cour de cassation rendu le 18 mai 1989, ou la possibilité de former tierce-opposition à un jugement rendu au Cours de sa période de formation, selon un arrêt rendu par la Cour d’appel de Rouen le 22 février 1979.

Au-delà de ces exemples, on peut remarquer que la condition de « dépassement d’actes nécessaires à la constitution » de la société sous-entends bien la possibilité pour un société en formation de

« basculer » vers une société créée de fait, mais aussi que la délimitation reste vague, et cette idée reste renforcée par la première condition mise en exergue par la Cour, soit la durabilité et l’importance de l’activité. La société créée de fait étant donc aussi reconnue sur la durée, et la société en formation n’étant pas limitée dans sa durée, la frontière pourrait demeurer hasardeuse si le législateur ne prévoit pas une limitation de durée à la société en formation, comme semble le souhaiter la jurisprudence si l’on s’en réfère à l’arrêt rendu le 2 décembre 1982 par la Cour d’appel de Paris, considérant qu’une entreprise privée de la personnalité morale et qui avait exercé son activité pendant une durée d’au moins un an avait cessé de ce fait d’être une société en formation et avait pris le caractère d’une société crée de fait.

Cette scission effectuée par la Cour de cassation à immanquablement des conséquences quant à la responsabilité des individus qui passent des actes pour le compte des sociétés en formation, comme en l’espèce.

II. La Cour de cassation réaffirme le mode de responsabilité des actes pris pour une société en formation

Lorsque des individus qui se situent dans le cadre d’une société en formation prennent des actes pour le compte de cette société, l’article 5 de la loi du 24 juillet 1966 prévoit le mode de responsabilité qui s’y rattache et offre la possibilité d’un transfert de cette responsabilité de la personne physique vers la société immatriculée.

A. La Cour de cassation fait une application rigoureuse de l’article 5 de la loi du 24 juillet 1966

La loi du 24 juillet 1966, dans son article 5 alinéa 2 prévoit que  » les personnes qui ont agi au nom d’une société en formation, avant qu’elle ait acquis la jouissance de la personnalité morale sont tenues solidairement et indéfiniment des actes ainsi accomplis, à moins que la société, après avoir été régulièrement constituée et immatriculée, ne reprenne les engagements souscrits « . Dans cet article, les individus qui ont agi  » pour le compte  » de la société, sont  » tenus solidairement et indéfiniment « . Cet article a été interprété par la jurisprudence afin que la notion  » agir au nom de la société  » soit rigoureusement utilisée ; ainsi, il est nécessaire qu’il y ait eu des agissements personnels et positifs, et seules les personnes qui les ont accomplis, et non toutes celles qui ont participé à la formation de la société sont concernées par l’article 5 de la loi de 1966, comme l’énonce un arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 4 mai 1981. Un arrêt de la même juridiction rendu le 25 octobre 1983 réaffirme qu’il est déterminant de se trouver face à une participation personnelle à l’acte litigieux. Dans l’arrêt étudié, seul M. Bartoli a pris les engagements litigieux. C’est donc en restant dans la stricte interprétation de la législation que la Cour de cassation, constatant bien l’activité pour le compte d’une société en formation, refuse la condamnation solidaire de M. Bartoli et de son associé. Là encore intervient la juste nécessité de dissocier nettement les qualifications  » créée de fait  » et  » en formation « .

En effet, la solution de la Cour de cassation aurait été indubitablement différente si il avait été question d’une société créée de fait, étant donné que dans ce cadre, soumis au régime juridique de la société en participation, soit à l’article 1873 du code civil, dès lors qu’une personne passe des actes pour la  » société créée de fait  » reconnue comme telle, tous les autres  » associés  » sont tenus personnellement et solidairement, même si ils n’ont pas participé aux actes.

Un élément de l’article 5 de la loi de 24 juillet 1966, qui peut être envisagé comme une suite logique du seuil instauré par la Cour de cassation entre  » société créée de fait  » et  » société en formation « , ainsi que du mode de responsabilité des individus agissant pour le compte d’une société en formation, doit être mis en avant : la reprise des actes de formation par la société immatriculée et ses conditions.

B. Les conditions de reprise par la société des actes pris lors de sa formation et le transfert de responsabilité

Les associés qui prennent des actes pour une société en formation sont responsables personnellement de ceux-ci, cependant ils peuvent se voir dégagés de leur responsabilité au moyen de la reprise de ces actes par la société.

Cette technique ne peut être libératoire pour les personnes concernées qu’à partir du moment où la société obtient la jouissance de la personnalité morale mais aussi, et sur ce point la jurisprudence semble assez stricte, s’il y a eu respect d’un certain formalisme. Cet attachement à une certaine rigueur quant à l’appréciation des actes effectivement passés pour le compte d’une société en formation provient du fait que la reprise des engagements est en soit un acte grave pour les créanciers puisqu’elle dégage ceux qui ont contracté à l’origine avec eux. Ainsi la jurisprudence précise que lors de leur souscription, les actes susceptibles d’être repris par la société, doivent être formulés de façon précise et faire apparaître sans ambiguïté possible qu’ils sont contractés pour le compte d’une société en formation. Par ailleurs, ce qui va pallier au fait que quelle que soit la personne qui passe l’acte, elle ne peut être mandatée par la société en formation puisque cette dernière ne dispose pas de la personnalité juridique, c’est l’intention de cette personne d’agir pour la société et, le formalisme requis va permettre de prouver l’existence de cette même intention.

Dans le cas où cette intention ne serait pas valablement constatée par les juges du fond dans le cadre d’un litige, le créancier dispose alors de la possibilité de produire sa demande en paiement à l’encontre de la société, mais aussi à l’encontre de la personne qui a passé l’acte et qui en reste personnellement responsable.

A l’inverse, si l’acte est reconnu comme ayant été passé pour le compte de la société en formation, il est réputé avoir été, et ce dès son origine, souscrit par la société : c’est un mécanisme rétroactif. Notons que pour être totalement libérées des conséquences de ces actes, les personnes concernées se doivent d’apporter la preuve de la reprise effectuée par la société. Il est à noter aussi que rien ne s’oppose à ce que la solidarité soit expressément stipulée entre la société et la personne qui a souscrit l’engagement au Cours de la période constitutive. En l’espèce, le choix de la Cour de cassation de valider les agissements de M. Bartoli commis pour le compte de la société en formation, fait non seulement perdre au créancier la possibilité de se retourner contre l’associé, mais aussi, si la reprise de l’acte litigieux est effective, impliquera qu’il poursuive la société et non plus M. Bartoli.

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