Chapitre 5 : La théorie de la régulation économique

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Section 1 : La régulation en économie

En économie, la régulation est perçue comme une solution aux défaillances de marché.
Idée : l’intervention de l'Etat est bienvenue lorsqu'elle permet de remédier à des défaillances de marché.

Qu'est-ce qu'une défaillance de marché ?
Pour répondre, il faut commencer par présenter la théorie de la concurrence pure et parfaite :

§ 1. Le point de départ : la théorie de la concurrence pure et parfaite

Cette théorie a été développée par des économistes, parmi lesquels Léon Walras et Vilfredo Pareto.
La concurrence pure et parfaite est un idéal / un état que l'on voudrait atteindre dans une économie de marché pour que la concurrence suffise à ce que tout se passe bien sur ce marché.

💡 En économie, le marché se définit comme le lieu fictif où se rencontrent l'offre et la demande.

L'état de concurrence pure et parfaite ne peut être atteint que si 5 conditions cumulatives sont remplies :

  1. Atomicité : il existe un grand nombre de producteurs et d'acheteurs sur le marché et aucun agent n'a de poids suffisant pour influencer les résultats sur le marché.
  1. Libre entrée : à tout moment, n'importe quel agent est libre de participer ou non à l'activité de marché. Aucune règlementation ne vient limiter l'entrée sur le marché.
  1. Homogénéité : pour chaque marché de produits, il ne s'échange que des produits homogènes, càd considérés comme identiques du point de vue des acheteurs.
    Les acheteurs sont indifférents à l'identité de l'entreprise à laquelle ils vont acheter le produit.
    La concurrence ne peut donc se faire que par les prix.
  1. Mobilité des facteurs de production : travail et capital peuvent se déplacer librement et sans délai d'une entreprise à l'autre et d'un marché à l'autre.
  1. Transparence : l'information des agents qui interviennent sur le marché est parfaite, càd qu'elle est disponible immédiatement et sans coût.
    Tout le monde connaît en même temps et gratuitement toutes les quantités offertes et demandées ainsi que leur prix.

En plus de ces 5 conditions, les agents sont considérés comme étant parfaitement rationnels (hypothèse de l'homo economicus) et sont preneurs de prix (price taker), c'est-à-dire qu'ils n'ont pas la capacité de fixer les prix.
Le prix est déterminé par l'équilibre entre l'offre et la demande.

En concurrence pure et parfaite, l'équilibre de marché est un optimum de Pareto : l'allocation des ressources est telle qu'on ne peut pas améliorer la situation d'un individu sans détériorer celle des autres.

En réalité, la concurrence pure et parfaite est une conception de l'esprit : aucun marché ne peut satisfaire ces 5 hypothèses.
On est en réalité dans une situation de concurrence imparfaite, ce qui signifie que le marché ne sera plus optimal pour allouer les ressources le plus efficacement possible.

§ 2. La régulation comme solution aux défaillances de marché

Les défaillances de marché sont tous les cas où le marché concurrentiel ne permet pas d'atteindre l'optimum de Pareto.

A – Les externalités

Une externalité est le fait de faire peser aux individus un coût ou un bénéfice qu'il n'a pas demandé.
Difficulté : dans notre économie de marché mondialisée, les décisions des uns affectent nécessairement celles des autres.

Les externalités peuvent être négatives, comme la pollution.
Les externalités peuvent être positives, comme la pollinisation.

Comment réguler les externalités négatives ?
Une régulation est possible par la fiscalité.
Exemple : taxe Pigou, imaginée comme étant du montant de l'externalité pour que le coût social soit le coût effectif supporté par la firme responsable.

Il est ainsi possible d’internaliser l'externalité par la création d'un marché.
Ce mécanisme a été inventé par des économistes tels que John Dales.
Exemple : marché des droits à polluer.

B – Le monopole naturel

Le pouvoir de monopole constitue une défaillance de marché.
Ici, l'agent n'est plus preneur de prix, mais faiseur de prix.

Cette situation est d'autant plus problématique quand le monopole s'impose de lui-même, c'est-à-dire quand il est naturel qu'il n'y ait qu'une seule entreprise.
C'est typiquement le cas pour les industries d'infrastructures, pour lesquels il y a des coûts fixes extrêmement élevés.

Aujourd'hui, les pouvoirs publics peuvent contraindre le détenteur de l'infrastructure de proposer à ses concurrents un accès dans des conditions raisonnables.
Autrement, ce serait un abus de position dominante, sanctionné par l'Autorité de la concurrence.

C – Les asymétries d’information

Les asymétries d’information constituent le 3ème exemple de défaillances de marché.
Ces asymétries sont omniprésentes et affectent les décideurs publics.

La difficulté, c'est que quand le gouvernement veut réguler un secteur économique particulier, il doit obtenir des informations techniques de la part des opérateurs présents sur ce secteur.
Or l'information a une valeur stratégique : les acteurs du marché ont tout intérêt à ne pas être transparents.

Il y a un risque de capture des décideurs politiques par des groupes de pression, des entreprises…
Ce phénomène a été théorisé par George Stigler, prix Nobel d'économie 1982.
Idée : même si le gouvernement est censé être au service de l'intérêt général, il risque parfois de devenir captif d'une minorité, les acteurs économiques, qui détiennent l'information stratégique et qui sont souvent mieux organisés que les consommateurs.

Ce phénomène nécessite la création de contrepoids indépendants : les autorités de régulation indépendantes.

En économie, la régulation est donc perçue comme l'intervention de l'Etat pour remédier aux défaillances de marché.
Tout le travail de l'Autorité de la concurrence est de se rapprocher de l'idéal de la concurrence pure et parfaite.

Section 2 : L’approche juridique de la notion de régulation

La notion de régulation a envahi le droit public des affaires.
Le professeur Benoît Plessis parle même d'une "nouvelle religion" qui aurait ses adeptes et ses athées.

Le terme est employé par la doctrine, par le Conseil d'État… mais sa définition n'est pas clairement établie.

2 questions préalables se posent et témoignent du scepticisme qui entourent cette notion :

  1. La notion de régulation a-t-elle vraiment un intérêt pour les juristes ?
    Les phénomènes généralent attachés à cette notion de régulation ne relèvent-ils pas plutôt de simples pratiques, qui relèvent de la sociologie ou de l'économie ?
    Le droit tout entier n'est-il pas un mode de "régulation" sociale ?
    Toutefois, la régulation a un sens propre en droit. Il faudra travailler sur la définition juridique de la régulation.
  1. Certains des organes généralement associés à l'idée de régulation apparaissent suspects : les autorités administratives "indépendantes".
    Ces autorités administratives bénéficient d'une indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Objectif : éviter la capture des décideurs politiques.
    Problème : cette indépendance a un revers : c'est un statut qui semble peu compatible avec les principes de la démocratie représentative.

Dans le monde scientifique, la régulation désigne tout ce qui concourt à maintenir un équilibre d'ensemble dans un système instable.
On retrouve cette idée dès lors qu'on étudie la notion de régulation en droit.
En arrière-plan de cette notion, il y a l'économie de marché. C'est vraiment la toile de fond de toute cette problématique juridique.
L'économie de marché ne fonctionne pas sans le droit / sans des règles fixées par l'Éat. Autrement dit, l'économie de marché peut faire l'objet d'une régulation.

§ 1. Approche conceptuelle de la régulation

A – Panorama des conceptions doctrinales de la régulation

Le terme de régulation est assez ambigu pour que l'on puisse, à travers son usage, promouvoir des conceptions très différentes du rôle de l'État dans l'économie.

Tous les auteurs ne s'accordent pas sur le sens à donner à ce terme de régulation.
On peut citer 7 conceptions possibles de la régulation :

1) Marie-Anne Frison-Roche

La régulation est une nouvelle branche du droit qui exprime un nouveau rapport entre le droit et l'économie.
Elle regroupe “l’ensemble des règles affectées à la régulation de secteurs qui ne peuvent engendrer leurs équilibres par eux-mêmes” dans un cadre concurrentiel.

Autrement dit, elle conçoit la régulation comme une régulation sectorielle.
Ces secteurs sont la banque, la finance, l'assurance, les télécommunications, les médicaments, l'énergie, les transports…
La tâche de réguler incombe souvent à une autorité sectorielle de régulation.


2) Sophie Nicinski

Le terme de régulation peut revêtir un sens plus large : il s'agit d'une mission générale de l'État vis-à-vis de l'économie → figure de l'État régulateur.

La fonction de régulation repose sur :

  • Des modalités spécifiques : tout un panel de prérogatives d'intervention, qui vont de la règlementation à priori aux décisions particulières, en passant par des pouvoirs de sanction, de règlement des différends…
  • Des objectifs spécifiques : assurer le libre jeu de la concurrence + rétablir l'équilibre.

En ce sens, l'Etat régulateur ne relève ni totalement de la philosophie libérale – puisqu'il est assez présent dans l'économie – ni totalement de la philosophie interventionniste – puisque ses interventions restent discrètes.
→ Compromis entre le libéralisme et l'interventionisme.

Autrement dit, Sophie Nicinski estime que la régulation renvoie à un mode d'administration de l'économie dans lequel les formes interventionnistes d'action de l'État sur l'économie sont tempérées d'exigences libérales.


3) Pierre Delvolvé et Yves Gaudemet

Pour eux, la régulation n'est qu'une application particulière de la notion de police administrative.


4) Didier Truchet

La régulation est une mission de l'administration à côté des missions de police administrative et de service public.
→ La régulation est une mission administrative spéciale.


5) Gérard Marcou

La régulation est une "fonction de puissance publique qui tend à établir un compromis entre des objectifs et des valeurs économiques et non économiques, dans le cadre d'un marché concurrentiel".


6) Jacques Chevallier

La régulation implique une conception nouvelle de l'État → nouvelle fonction de “l’État post-moderne”.
À l'État gendarme puis à l'État providence a désormais succédé l'État régulateur.

L'État ne prend plus lui-même en charge une activité économique.
L'État joue le rôle de sage extérieur, arbitre, chargé de maintenir de manière constante un équilibre d'ensemble.


7) Benoît Plessix

Rejoint la conception de Gérard Marcou.

La régulation est une "nouvelle fonction de l'État postmoderne consistant, dans une économie libérale de marché, à maintenir en équilibre un état de concurrence que le marché ne parvient pas à produire seul, sans préjudice d'autres intérêts publics et privés à concilier".
→ Rejoint les définitions de S. Nicinski et G. Marcou.

Cette définition repose sur l'un des 3 critères proposés pour définir la régulation : le critère matériel.

B – Les critères de la régulation

1) Le critère formel

Certains considèrent que la régulation s’exprime par une normativité souple.
C’est la thèse défendue par Laurence Calandri : le droit souple est un critère de la régulation.

Mais en réalité, le droit souple ne peut pas être un critère de la régulation.
Cela ne fonctionne pas pour au moins 3 raisons :

  1. Le droit souple est aussi utilisé par des autorités administratives classiques.
    Exemple : CE, 19 juillet 2019, Mme Le Pen.
    Exemple : CE, 2020, GISTI.
  1. Le droit souple n'est pas si "souple" que cela, puisqu'il peut faire l'objet d'un REP (à condition qu'il ait des effets notables).
    On observe en effet un
    alignement du statut contentieux des actes de droit souple sur celui des actes de droit dur.
  1. La régulation repose aussi sur une approche classique de la normativité (décisions individuelles, règlementaires…).

2) Le critère institutionnel

Certains auteurs ont proposé de se référer à un critère institutionnel.
Pour eux, la régulation est une mission exercée par une nouvelle forme institutionnelle : celle de l'autorité indépendante de marché, qui prend la forme d'AAI ou d'API.

Critiques :

  • Certaines de ces autorités n'interviennent pas à proprement parler dans le secteur de la régulation économique : CNIL, CADA…
  • Par ailleurs, en quoi être indépendant serait un critère de la régulation ? Un ministre, un préfet, une collectivité territoriale… régulent eux aussi.

3) Le critère matériel

C'est sur ce critère qu'on peut fonder une définition de la régulation.

La régulation est une fonction de puissance publique tendant à assurer l'équilibre entre des objectifs économiques et non économiques, dans le cadre du marché concurrentiel.

§ 2. L’approche matérielle de la régulation

La régulation est une fonction de la puissance publique, qui vise à maintenir l'équilibre entre les exigences de concurrence et d'autres impératifs.
Au cœur de cette notion, on trouve celle d'ordre public économique.

La régulation, c'est donc assurer le maintien de l'ordre public économique, c'est-à-dire imposer une certaine discipline de marché.

A – La sauvegarde de l’ordre public économique, objet de la régulation

La notion d'ordre public fait référence à la notion de police administrative.
En droit administratif, la police administrative a pour fonction d'assurer l'ordre public, c'est-à-dire l'état dans lequel les libertés s'exercent le mieux.
Cette notion de police administrative est au croisement des exigences fondamentales de toute vie en société : la liberté et l'ordre.

De même que l'ordre public est indissociable de l'idée de police, l'ordre public économique fait le lien entre la notion de police appliquée à l'économie et la notion juridique de régulation.
En ce sens, la notion de régulation se rapproche de l'idée d'une police économique au sens large.

Cette conception a été défendue par l'auteur Thomas Pez, qui a remarqué qu'on pouvait associer la régulation à une notion de police économique, parce que transposée à l'économie la notion de police couvre les différentes dimensions de la régulation :

  • La police administrative a un caractère préventif (empêcher les désordres) et curatif (rétablir l'ordre) → actions ex ante des autorités de régulation (ouverture à la concurrence…).
  • La police judiciaire a un caractère répressif → contrôles ex post des autorités de régulation.

Cette approche est intéressante, mais elle se heurte à certaines limites, qui tiennent au fait que certaines attributions des régulateurs ne peuvent pas être rattachées à la fonction de police.
C'est le cas par exemple de la fonction de règlement des différends dont certaines autorités disposent, qui prête mal le flanc à une analyse en termes de police économique.

La régulation a pour objet la réalisation de l'ordre public économique, auquel il faut donc donner une consistance différente de l'ordre public tel qu'on le connaît habituellement.

B – Les composantes de l’ordre public économique

L'ordre public économique entretient des relations complexes avec la concurrence.

1) La protection du libre jeu de la concurrence, composante de l’ordre public économique

On trouve dans la jurisprudence l'idée selon laquelle la protection du fonctionnement concurrentiel du marché est la 1ère composante de l'ordre public économique.

Exemple : Conseil constitutionnel, 12 octobre 2012, Société Groupe Canal Plus :
Dans cette affaire, le Conseil constitutionnel indique que les dispositions contestées relatives au contrôle des concentrations ont pour objet d'assurer un fonctionnement concurrentiel du marché dans un secteur déterminé ; en les adoptant, le législateur a poursuivi des objectifs de "préservation de l'ordre public économique".

Exemple : Cass. com., 12 mai 2015, Sociétés Cogent :
L'Autorité de la concurrence a pour mission de garantir le bon fonctionnement de la concurrence sur les marchés et de défendre l'ordre public économique.

Au vu de ces jurisprudences, l'ordre public économique a pu être confondu avec l'ordre public concurrentiel ; mais cette présentation est trop réductrice.
En effet, l'ordre public économique ne se confond pas avec l'ordre public concurrentiel ; d'autres objectifs d’intérêt général le composent.


2) Les autres composantes de l’ordre public économique

Les autorités indépendantes de marché, ou les autorités de régulation sectorielles, veillent certes au respect de la concurrence et à la préservation de l'ordre public économique, mais ont aussi et surtout d'autres préoccupations.
Elles n'ont pas pour seule fonction de veiller au respect de la concurrence : les textes leur assignent des fonctions beaucoup plus larges.

Exemple : l'ARCEP veille à la réalisation d'objectifs d'intérêt général parmi lesquels la développement de l'emploi + la protection de l'environnement et de la santé + la défense et la sécurité publique + l'aménagement du territoire (article L32-1 du CPCE).
Cet article est très intéressant, parce qu'il offre une bonne vision de ce que peut être la régulation en droit.

Exemple : l'ARCOM veille au respect "d'impératifs prioritaires" parmi lesquels "la sauvegarde du pluralisme des courants d'expression”.
Conseil d’État, 13 février 2024, Reporters sans frontières :
Ce pluralisme ne se limite pas au temps de parole des personnalités politiques. Désormais, l'ARCOM doit tenir compte des interventions de l'ensemble des participants au programme diffusé.

Exemple : la CRE, qui régule le secteur de l'énergie, veille aussi à l'indépendance stratégique de la Nation + la sécurité d'approvisionnement + la préservation de la santé humaine et de l'environnement.

Ainsi, s'il fallait 1 critère pour définir la régulation en droit, ça serait le critère matériel qui serait le critère pertinent. Les critères formel ou institutionnel ne suffisent pas à caractériser ce que peut être la régulation.

§ 3. L’approche institutionnelle de la régulation

Au cœur de la régulation se trouvent les autorités indépendantes de marché, qui prennent la forme d'autorités administratives indépendantes (AAI) ou d'autorités publiques indépendantes (API).
💡 Les API ont la personnalité morale, mais pas les AAI.

La liste des autorités intervenant en matière de régulation économique est très longue : CRE, ARCEP, AMF, Autorité de la concurrence…
L'Autorité de la concurrence se distingue des autres en ce que n'est pas une autorité de régulation sectorielle : elle a une vocation générale / transversale.

La loi du 25 octobre 2021 a créé l'ARCOM, qui prend la suite du CSA et de la HADOPI.

La loi n°2017-55 du 20 janvier 2017 portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes avait pour objectif de :

  • Limiter la prolifération de ces autorités ;

    Certains sénateurs dénonçaient une forme "d'État dans l'État".
    Leur nombre est passé d'une quarantaine à 26.

  • Rationaliser leur statut.

A – Les pouvoirs des autorités de régulation

1) Le pouvoir règlementaire

À l'origine, reconnaître un pouvoir règlementaire à une autorité indépendante n'avait rien d'évident.
En effet, l'article 21 de la Constitution confère au 1er ministre un pouvoir règlementaire au niveau national.

Conseil constitutionnel, 17 janvier 1989, CSA :
Reconnaît que la loi peut confier "un certain pouvoir règlementaire" aux autorités indépendantes, à condition qu'il soit limité dans son champ d'application et son contenu.

Souvent, la régulation va être partagée avec l'autorité chargée du pouvoir règlementaire général.
En réalité, on peut retenir que le pouvoir règlementaire des autorités de régulation indépendantes que des décisions à caractère technique, pour appliquer des décrets et des arrêtés.
→ Pouvoir très limité.


2) Le pouvoir de sanction

Exemple récent : ARCOM, 9 février 2023, C8 :
Il était question de l'émission Touche pas à mon poste dans lequel l'invité avait été insulté par l'animateur.
L'ARCOM considère que les propos tenus lors de cette émission avaient un caractère injurieux et agressif et étaient susceptibles de porter atteinte aux droits de l'invité, au respect de son honneur et de sa réputation.
La séquence a caractérisé un manquement de la chaîne C8 à ses obligations. Cela a conduit l'ARCOM à prononcer une sanction de 3,5 millions d'euros.

Cela illustre l'importance du pouvoir de sanction des autorités indépendantes.

Du point de vue du droit, l'attribution d'un pouvoir de sanction à des autorités admin indépendantes n'avait rien d'évident.
C'est encore le Conseil constitutionnel qui est venu poser des limités à ce pouvoir de sanction :

Conseil constitutionnel, 17 janvier 1989, CSA :

  • Le législateur ne peut doter les autorités indépendantes d'un pouvoir de sanction que dans la limité nécessaire de leurs missions.
  • De plus, ce pouvoir de sanction doit respecter les principes constitutionnels (légalité, proportionnalité, nécessité des délits et des peines…) issus de l'article 8 de la DDHC.

Les sanctions administratives, dès lors qu'elles ont un but punitif, doivent respecter ces grands principes répressifs.

Le principe de nécessité des délités et des peines implique que les autorités de régulation ne peuvent pas en principe disposer d'un pouvoir de sanction lorsque le juge pénal a déjà été doté du pouvoir de sanctionner, de la même façon et avec les mêmes objectifs, des faits identiques.
Conseil constitutionnel, 2015, M. John L. et autres :
Le Conseil constitutionnel abroge certaines dispositions du CMF parce qu'elles permettaient de cumuler des poursuites pour manquement d'initié devant l'AMF et pour délit d'initié devant le juge pénal → cumul des poursuites.

Conseil constitutionnel, 28 janvier 2022, Société Novaxia développement :
Était en cause un article du CMF qui permettait à l'AMF de sanctionner les personnes qui se rendent coupables d'entrave à son pouvoir d'enquête. L'amende pouvait aller jusqu'à 100 millions d'euros.
Problème : un autre article du CMF organisait la répression pénale du même genre d'entrave.
Le Conseil constitutionnel juge que
le principe de nécessité des délits et des peines s'oppose à ce que les autorités de régulation disposent d'un pouvoir de sanction lorsque le juge pénal a déjà été doté de ce même pouvoir pour les mêmes faits.

Conseil constitutionnel, 21 octobre 2021, ARCOM :
En principe, les éditeurs de services audiovisuels ont une obligation de contribuer au développement d'œuvres cinématographiques et audiovisuels. L'ARCOM pouvait sanctionner ce manquement et, en cas de récidive, le montant de la sanction était automatiquement multiplié par 3.
Le Conseil constitutionnel considère ici que cette disposition est contraire à la Constitution. La sanction instaurée est manifestement disproportionnée et méconnaît donc le principe de proportionnalité des peines protégé par
l'article 8 de la DDHC.


3) Le pouvoir de règlement des différends

En plus de ces pouvoirs, certaines autorités de régulation ont aussi un pouvoir de règlement des différends.
En effet, elles sont spécialités de leur domaine d'action + elles sont arbitres indépendants de ce secteur → elles sont les mieux placées pour connaître des différends qui naissent entre les acteurs de ce secteur régulé.

Attention : toutes les autorités de régulation n'ont pas ce pouvoir. Seules certaines en ont été dotées : les autorités de régulation en charge de l'accès des opérateurs à une infrastructure essentielle.

L’ARCOM, la CRE, l’ARCEP, l’ART incarnent la régulation contentieuse.
Ni l'AMF, ni l'AC, ni l'ANJ n'ont un tel pouvoir de règlement des différends.

Il faut distinguer la fonction juridictionnelle de la fonction contentieuse.
La mission de trancher les litiges sur la base du droit n'est pas nécessairement juridictionnalisée.

Parce qu'il s'agit de décisions qui tranchent un litige, ces décisions sont à la fois des normes d'exécution du droit envers les parties et des normes de création du droit dont les effets peuvent aller au-delà des parties.
C'est pour ça qu'on peut dire que la fonction de règlement des différends participe de la fonction de régulation.

B – Les garanties offertes aux opérateurs

3 sortes de garanties sont offertes aux opérateurs :
1- L'indépendance du régulateur ;
2- L'impartialité du régulateur ;
3- La possibilité de saisir le juge.

1) L’indépendance du régulateur

L'indépendance du régulateur est une exigence importante.

a) Vis-à-vis de qui le régulateur doit-il être indépendant ?

Sur cette question, 2 conceptions s'opposent :

  1. Le modèle de la double indépendance (France) : indépendance vis-à-vis du gouvernement + des entreprises du secteur régulé.
  1. Les autres modèles (R-U, Allemagne) : indépendance vis-à-vis des entreprises seulement.

Le droit de l'UE a permis une évolution vers le modèle de la double indépendance.
Les 1ères directives sur la réalisation du marché intérieur n'exigeaient que l'indépendance du régulateur vis-à-vis des entreprises du secteur régulé.
Peu à peu – principalement depuis 2009 – les directives mettent l'accent sur l'indépendance des régulateurs vis-à-vis du pouvoir politique.

Cette double indépendance a soulevé des critiques importantes.
En effet, le droit constitutionnel prévoit que l'administration française est bâtie sur un mode pyramidal (articles 20 et 21 de la Constitution). Classiquement, dans un régime démocratique, la légitimité politique de l'administration exige sa subordination à un gouvernement qui est responsable devant le Parlement.
Ces autorités sont indépendantes et ne sont soumises ni à la tutelle ni au pouvoir hiérarchique → elles sont en marge du gouvernement et donc en marge du contrôle démocratique.

C'est la raison pour laquelle des lois récentes ont voulu accroître le contrôle parlementaire qui s'exerce sur ces autorités.
La loi du 20 janvier 2017 tente de renforcer l'indépendance des régulateurs tout en approfondissant le contrôle démocratique qui s'affirme sur elles :

b) Comment assurer son indépendance ?

La loi du 20 janvier 2017 renforce l'indépendance du régulateur de nombreuses manières :

  • Interdiction faite aux membres des AAI ou API de recevoir ou de solliciter des instructions d'aucune autorité dans l'exercice de leurs fonctions ;
  • Mise en place de règles applicables aux mandats des membres (par exemple, il est prévu que le collège de l'autorité puisse mettre fin au mandat d'un membre en cas de manquement grave à ses obligations) ;
  • Liste des incompatibilités professionnelles, dans un objectif de lutte contre les conflits d'intérêt ;
  • Mise en place d'obligations déontologiques.

Ces différentes garanties permettent d'éviter la capture du régulateur par les entreprises du secteur régulé ou par les pouvoirs publics.
Cette évolution apparaît plutôt positive.

En parallèle, cette loi a tenté d'approfondir le contrôle qui s'exerce sur ces autorités.
Chaque autorité doit rédiger un rapport annuel à destination du Parlement, qui est rendu publique.
Ces autorités peuvent aussi devoir rendre compte de leurs activités aux commissions permanentes de l'AN et du Sénat (
articles 21 à 23 de la loi).

Ce second volet est critiqué, parce qu'il n'a pas réglé tous les problèmes qui se posaient.

À côté, une autre exigence est fondamentale : celle de l'impartialité des régulateurs :


2) L’impartialité du régulateur

L'exigence d'impartialité, consacrée à l'article 6§1 de la CEDH, a conduit à modifier de manière importante la procédure de sanction devant les autorités de régulation.

L'article 6§1 dispose que :
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle".

Cet article est-il applicable aux sanctions édictées par les autorités de régulation ?

a) L’applicabilité de l’article 6§1 de la Convention EDH aux sanctions des autorités de régulation

💡
L'applicabilité est ce qui rentre dans le champ d'application du texte.
Si un texte n'est pas applicable, il n'est pas nécessaire de se poser la question de son application.

2 grands aspects dans cet article peuvent poser problème :

  1. Un volet matériel : matière ni civile ni pénale ?

    À première vue, dans la conception française, les droits et obligations régis par le droit administratif n'ont pas de caractère civil et les sanctions administratives ne sont pas des sanctions pénales.

    Cette conception restrictive a été condamnée par la CEDH : les expressions contenues à l'article 6 correspondant à des notions autonomes, indépendantes des conceptions nationales (CEDH, 1971, Ringeisen).
    Si des sanctions revêtent une coloration pénale, elles relèvent de la "matière pénale" au sens de l'article 6§1 de la Convention EDH, même si ce n'est pas une sanction pénale dans le droit national (
    CEDH, 1994, Bendenoun c. France).

    Conseil d’État, 1999, Didier :
    Quand le Conseil des marchés financiers est saisi d'agissements pouvant donner lieu aux sanctions prévues par la loi, il doit être regardé comme décidant du bien-fondé d'accusations en matière pénale au sens des stipulations de la CEDH.

  1. Un volet organique : "tribunal".

    Les choses ont évolué en la matière :
    Cass. Ass., 1999, COB c. Oury :
    La Cour de cassation admet que la Commission des opérations de Bourse et l'ancien Conseil de la concurrence, quoique n'étant pas des juridictions, étaient soumises à l'article 6§1 de la Convention EDH.

    Conseil d’État, 1999, Didier :
    Le Conseil des marchés financiers siégeant en formation disciplinaire peut être considéré comme un tribunal au sens de l'application de l'article 6§1 de la Convention EDH, même si ce n'est pas une juridiction au regard du droit interne.

    Confirmation : CEDH, 2002, Didier :
    Confirme que le Conseil des marchés financiers doit être regardé comme un tribunal.

b) L’application de l’article 6§1 de la Convention EDH aux sanctions des autorités de régulation

D'abord, il faut noter que l'application de cet article 6§1 aux sanctions des régulateurs n'a pas bouleversé les choses, pour une raison simple : le principe d'impartialité n'est pas nouveau.
Il existait déjà depuis longtemps en droit public français :

  • Le Conseil d’État se réfère de longue date à un principe d'impartialité, qui est relié au PGD d'égalité devant le service public (Conseil d’État, 1951, Société des concerts du conservatoire).
  • Le Conseil constitutionnel fait aussi référence à un principe d'impartialité, qui découle selon lui de l'article 16 de la DDHC, relatif à la garantie des droits.

Exemple : Conseil constitutionnel, 12 octobre 2012, Société groupe Canal plus et autres :
Le Conseil constitutionnel indique que le principe de la séparation des pouvoirs ne fait pas obstacle à ce qu'une AAI puisse exercer un pouvoir de sanction.
Néanmoins, il faut que ce pouvoir soit assuré d'un certain nombre de mesures qui permettent d'assurer que les droits et libertés constitutionnellement garantis sont protégés.
En particulier, doivent être respectés :
> le principe de la légalité des délits et des peines ainsi que les droits de la défense ;
> les principes d'indépendance et d'impartialité découlant de l'article 16 de la DDHC.

→ Références à l'impartialité antérieures et extérieures à l'article 6§1.

Néanmoins, l'application de cet article 6§1 a renouvelé, dans une large mesure, cette question de l'impartialité à différents stades de la procédure d'édiction de la sanction.

Exemple : la séparation des fonctions de poursuite, d'instruction et de sanction.
La CEDH s'est montrée très exigeante quant à cette séparation entre l'autorité qui poursuit et instruit et l'autorité qui prononce la sanction.
À l'origine, ce qui a posé problème, c'est que la combinaison de ces fonctions au sein d'un même organisme peut introduire un doute sur l'impartialité de cet organisme, dès lors que la 1ère fonction semble prédéterminer la solution de la seconde. Cela créait un risque de préjugement de l'affaire.

La participation du rapporteur à la formation disciplinaire qui prononce la sanction est-elle conforme à l'article 6 de la Convention EDH ?
Il y avait des positions divergentes en la matière :
> Conseil d’État, 1999, Didier : oui ;
> Cour de cassation, 1999, Oury : non.

Fin de la divergence : la loi du 1er août 2003 sur l’AMF crée une séparation totale entre le Collège, autorité de poursuite, et la Commission des sanctions, autorité de jugement.

Parallèlement, des décisions du Conseil constitutionnel et de la CEDH ont également été rendues avec un fil directeur : séparer clairement les fonctions de poursuite et d'instruction et celles de sanction.

CEDH, 2009, Société Dubus c. France (Commission bancaire) :
La CEDH s'est prononcée en faveur d'une véritable séparation organique au sein de l'autorité de régulation, au nom du principe d'impartialité objective.
En l'espèce, la Cour a jugé que la procédure menée devant la Commission bancaire n'assurait pas une séparation suffisamment claire entre les différentes fonctions.

La Cour rappelle que, pour que l'impartialité soit effective, elle doit en offrir toutes les apparences.
Le justiciable ne doit nourrir aucun doute quant à un préjugement de son dossier par la formation disciplinaire → théorie des apparences.

Conseil constitutionnel, 2013, Société Numericable et autres (ARCEP) :
L'organisation de l'ARCEP a été considérée comme méconnaissant le principe d'impartialité en raison de la confusion entre les différentes fonctions.
Par une ordonnance du 12 mars 2014, le gouvernement est ensuite intervenu pour imposer une séparation fonctionnelle au sein de cette AAI.


3) Le contrôle du juge

Les opérateurs peuvent toujours saisir le juge pour contester les décisions des autorités de régulation.
Ils peuvent également rechercher la responsabilité du régulateur.

a) Le contentieux de la légalité

Conseil constitutionnel, 1987, Conseil de la concurrence :
Bien que les AAI émettent des décisions relevant en principe du juge administratif, le juge judiciaire est parfois compétent pour en connaître.
Cette compétence du juge judiciaire ne vaut que lorsque la loi l'a expressément prévu.

b) Le contentieux de la responsabilité

Ce point sera étudié dans le cours de services publics et régulations, en master 1.

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