Chapitre 4 : Le cadre juridique de l’intervention économique des opérateurs publics

Cliquer ici pour revenir au sommaire de ce cours complet de Droit public des affaires (L3).

L'intervention des personnes publiques sur le marché est loin d'être évidente.
Les opérateurs publics n'interviennent pas dans le jeu économique de la même manière que les opérateurs privés.
Quand la personne publique intervient sur le marché, elle devient un "industriel ordinaire" (Tribunal des conflits, 1921, Bac d'Eloka) ou un "commerçant public" (Georges Vedel).

Problème : l'opérateur public risque d'être favorisé dans la concurrence du fait des liens privilégiés qui l'unissent avec la puissance publique.
Comment encadrer la concurrence entre personnes publiques et entreprises privées ?

L'accès des personnes publiques au marché est garanti : les personnes publiques peuvent prendre en charge une activité économique (section 1) et candidater à un contrat de la commande publique (section 2) ; en revanche, les excès concurrentiels de l'opérateur public sur le marché doivent être combattus (section 3).

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Ce chapitre parlera autant d'opérateurs publics en tant qu'entreprises que d'opérateurs publics en tant que collectivités locales.

Contenu

Section 1 : La prise en charge d’une activité économique par une personne publique

Pendant longtemps, on a tenté de freiner l'intervention économique des personnes publiques. Des principes libéraux encadraient strictement l'intervention publique sur le marché.
Ces principes étaient libéraux pour les entreprises privées : on protégeait leur liberté contre la puissance publique. On considérait qu'en intervenant sur le marché, les personnes publiques limitaient les possibilités d'intervention des personnes privées.

Le principe de liberté du commerce et de l'industrie (consacré par le décret d'Allarde de 1791) a été invoqué pour limiter l'intervention publique sur le marché.
À l'origine, ce principe se compose de 2 volets :

  1. Il s'oppose aux règlementations des autorités publiques limitant l'exercice d'activités économiques par les opérateurs privés.
  1. Il interdit à l'initiative publique de concurrencer l'initiative privée → principe de non intervention (ou principe de non concurrence).

Cela a, pendant longtemps, limité la possibilité pour les personnes publiques de prendre en charge des activités économiques.

On a ensuite assisté à une évolution jurisprudentielle, avec le passage d'un principe de non concurrence à un principe d'égale concurrence.

§ 1. L’application du principe de liberté du commerce et de l’industrie

A – L’exigence initiale d’une carence de l’initiative privée

À l'origine, le juge exigeait une carence de l'initiative privée pour admettre que les personnes publiques puissent intervenir dans l'économie.

À la fin du 18ème siècle, on assiste au développement d'un mouvement au niveau local, qui a poussé les collectivités à venir créer et exploiter des services pour fournir à la population un certain nombre de prestations : le socialisme municipal.
Exemples : bains douches, cabinets médicaux et cabinets dentaires…

Ces initiatives locales sont-elles légales ? À quelles conditions les personnes publiques peuvent-elles créer des services publics, qui sont en réalité des SPIC ?

Le Conseil d’État voyait d'un très mauvais œil ce mouvement du socialisme municipal et a tenté de le freiner par une jurisprudence très restrictive :

Conseil d’État, 1901, Casanova :
Les interventions économiques des personnes publiques ne sont possibles qu'en cas de circonstances exceptionnelles → quasi interdiction pour les personnes publiques d'intervenir dans le champ économique.
Autrement dit, le principe de liberté du commerce et de l'industrie est interprété comme un principe de non concurrence.

En l'espèce, la commune d'Olmeto a voulu créer un poste de médecin communal, rémunéré sur le budget de la commune.
Or le Conseil d’État relaie qu'aucune circonstance exceptionnelle ne justifiait cette intervention de la commune pour procurer des soins médicaux aux habitants du village.
En effet, 2 médecins exerçaient déjà dans la ville → pas de carence de l'initiative privée.

Idée : une collectivité territoriale ne peut pas utiliser les moyens administratifs dont elle dispose pour faire concurrence à une personne privée.
Si les besoins des habitants sont déjà satisfaits par des entreprises privées, la commune n'a pas à intervenir.
Sans carence de l’initiative privée, la commune n'a pas à intervenir.

En 1926, les décrets-lois Poincaré encouragent les communes à jouer un rôle majeur dans la "création des services publics destinés à assurer la vie économique et sociale de la cité".
Problème : le Conseil d’État fait de la résistance et refuse de se conformer à la volonté politique de l'époque.
Certes, il assouplit un peu la jurisprudence
Casanova, mais il pose tout de même 2 conditions pour admettre l'intervention économique des personnes publiques :

Conseil d’État, 1930, Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers :
La ville de Nevers avait autorisé le maire à créer un service municipal de ravitaillement, avec l'objectif de lutter contre la vie chère. Les commerçants ont demandé l'annulation des délibérations qui autorisaient la ville à créer ce service de ravitaillement.
Cet arrêt est d'essence libérale : le CE veut à tout prix empêcher les communes de s'immiscer dans le champ économique.
Il adopte un raisonnement en 2 temps :

  1. Le principe : "Les entreprises ayant un caractère commercial restent en règle générale réservées à l'initiative privée".
    Dans notre système juridique,
    l'activité commerciale relève par principe du secteur privé.
  1. L’exception : les personnes publiques peuvent intervenir si, "en raison de circonstances particulières de temps et de lieu, un intérêt public justifie leur intervention en cette matière".

L'intervention économique des personnes publiques est donc subordonnée à 2 éléments :

  1. Un intérêt public ;
  1. Des circonstances particulières de temps et de lieu (rapidement interprétées comme se résumant à la carence de l'initiative privée).

Cette jurisprudence est marquée par le contexte économique et social au sein duquel elle est rendue.

B – L’assouplissement de la condition de la carence de l’initiative privée

À l'origine, il fallait une absence totale de l'initiative privée pour que les personnes publiques soient admises à intervenir.
Cette notion de carence de l'initiative privée a ensuite été interprétée comme l'insuffisance de l'initiative privée.

Conseil d’État, 1964, Ville de Nanterre :
💡 Il faut garder à l’esprit qu’en 1964, Nanterre est un bidonville.
La ville de Nanterre met en place un cabinet dentaire, ce que contestent les dentistes déjà installés dans la ville de Nanterre.
Problème : ces dentistes pratiquaient des tarifs trop élevés pour une partie de la population de la ville de Nanterre.
Le Conseil d’État interprète la condition tenant à la carence de l'initiative privée sur 2 plans :

  1. Sur un plan quantitatif, il constate que le nombre de dentistes privés était insuffisant ;
  1. Sur un plan qualitatif, il constate que les prix pratiqués sont trop élevés pour toute une partie des habitants.

La carence de l'initiative privée doit ainsi être quantitative ou qualitative.
→ Conception bien plus souple de la "carence de l'initiative privée".

À partir du moment où on admet la carence qualitative, on admet tout : on peut toujours considérer qu'une partie de la population n'a pas accès à une partie du service privé.
Autrement dit, cet assouplissement permettait une intervention publique sans limite.

De 1964 à 2006, la jurisprudence sur la liberté du commerce et de l'industrie était un peu vaseuse et ne permettait pas de définir correctement les limites de l'intervention publique.

En parallèle, les collectivités publiques ont été admises à intervenir dans des domaines de plus en plus larges :

  • En matière de spectacles : Conseil d’État, 1944, Léoni : admet la création de théâtres municipaux.
  • En matière de loisirs : Conseil d’État, 1964, Commune de Merville-Franceville : admet la création de campings municipaux.

C – L’abandon de la condition de la carence de l’initiative privée

Les prémices de cet abandon sont visibles dès 2005.
Conseil d’État, 18 mai 2005, Territoire de la Polynésie française :
Le CE était saisi à propos de la création d'une compagnie aérienne en Polynésie française, qui prenait la forme d'un établissement public administratif (EPA).
Il estime que l'insuffisance de l'initiative privée n'est pas le seul critère permettant d'identifier un intérêt public local.
Les retombées positives futures estimées en matière touristique peuvent aussi être constitutives d'un intérêt public local.

La consécration a lieu en 2006 :
Conseil d’État, 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris :
L'État avait créé un organisme chargé d'apporter un appui aux personnes publiques pour la préparation et la négociation des contrats de partenariat (actuels marchés de partenariat).

Cet arrêt est fondamental, puisque le Conseil d’État abandonne expressément le critère de la carence comme critère unique constitutif d'un intérêt public.
L'intervention publique est possible dès lors qu'il existe un intérêt public, qui peut "notamment" tenir à la carence de l'initiative privée.

Le Conseil d’État adopte un raisonnement en 2 temps :

  1. En amont, sur le principe même de l'intervention économique publique :

    Ce principe implique 2 choses :

    1. Que les personnes publiques agissent dans le cadre de leurs compétences ; et
    1. Qu’elles justifient d'un intérêt public, qui peut résulter notamment – mais pas uniquement – de la carence de l'initiative privée.
  1. En aval, sur les modalités de l'intervention économique : le droit de la concurrence joue.
    Une fois sur le marché avec les entreprises privées, les personnes publiques n'ont pas le droit de fausser le libre jeu de la concurrence.

On est ainsi passés d'un principe de non concurrence à un principe d'égale concurrence.

Dans cet arrêt, le Conseil d’État a considéré que la mission d'appui aux missions de partenariat n'intervenait pas sur le marché et ne portait donc atteinte ni à la liberté du commerce et de l'industrie ni au droit de la concurrence.

On retrouve ce raisonnement dans l'arrêt :
Conseil d'État, 2010, Département de la Corrèze :
Le Conseil d'État confirme que l'intérêt public peut être reconnu alors même que l'initiative privée n'est pas défaillante.
En l'espèce, le département de la Corrèze avait décidé de mettre en place un service de téléassistance aux personnes âgées. Peut-il mettre en place ce service alors qu'une offre privée existait déjà ?

Ici, le Conseil d’État applique sa jurisprudence Ordre des avocats au barreau de Paris et considère que l'intervention du gouvernement est légale car elle satisfait aux besoins de la population. Le service était offert à toutes les personnes âgées dépendantes du département indépendamment de leurs ressources, ce qui permet d'identifier un intérêt public local.

Cette décision confirme l'abandon du principe de non concurrence et la primauté de l'intérêt public local pour justifier l'intervention.

Cette primauté de la condition d'un intérêt public conduit à repenser la dialectique entre thèses libérales et interventionnistes.
L'initiative publique n'est plus considérée comme subsidiaire. Elle est plutôt considérée comme complémentaire au secteur privé. Elle est fondée sur un principe d'action positif (est-ce qu'il y a un intérêt public ?) et ne se définit plus en négatif (y a-t-il un espace laissé libre par le secteur privé ?).

Conséquence de cette mutation : son invocation est de moins en moins un moyen de limiter l'intervention publique dans l'économie.

Exemple : Conseil d’État, 2020, Association Qualisis :
Était ici en cause le décret créant l'Agence du numérique de la sécurité civile, établissement public administratif.
Un établissement public administratif peut parfaitement être en charge d'une activité économique, et c'était le cas ici : cette agence était chargée d'apporter un appui aux services d'incendie et de secours dans la gestion de leurs systèmes d'information.

  • En amont, le CE considère qu'il y a bien un intérêt public justifiant la création de ce service public, qui tient à la recherche d'une meilleure efficacité du système de traitement des appels d'urgence → recherche de performance.
    Les motifs d'intervention économique sont donc extrêmement larges.
  • En aval, le décret n'attribuait pas à l'Agence un droit exclusif faussant le jeu de la concurrence.

En résumé, au terme d'une longue évolution jurisprudentielle commencée en 1901 et marquée par des assouplissements progressifs, la légitimité de l'intervention économique publique est désormais admise dans son principe.
La personne publique peut prendre en charge une activité économique dès lors qu'elle peut faire état d'un intérêt public résultant notamment de la carence du secteur privé et pourvu qu'elle agisse dans la limite de ses compétences.
En revanche, une fois sur le marché, les modalités ne doivent pas fausser le jeu de la concurrence.

§ 2. Les activités exclues du champ d’application du principe de liberté du commerce et de l’industrie

2 champs d'activité sont exclues du champ de ce principe.
La liberté du commerce et de l'industrie ne fait pas obstacle :

  1. à ce que les personnes publiques répondent à leurs propres besoins par leurs propres besoins (A) ;
  1. à ce que les personnes publiques créent une activité qui constitue le prolongement d'un service existant (B).

A – La possibilité offerte aux collectivités territoriales de satisfaire les besoins de leurs services par leurs propres moyens

⚠️
L'évolution décrite précédemment concerne les cas où les personnes publiques interviennent dans l'économie pour satisfaire les besoins de la population.
Cette évolution jurisprudentielle n'a jamais fait obstacle à ce que les personnes publiques puissent satisfaire leurs propres besoins.

Aujourd'hui encore, la liberté du commerce et de l'industrie ne s'oppose pas à ce que les personnes publiques répondent aux besoins de leurs propres services par leurs propres moyens, sans faire appel au marché.

L'arrêt qui consacre ce principe :
Conseil d’État, 1970, Unipain :
Le Conseil d'État pose la formule selon laquelle "le principe de liberté du commerce et de l'industrie ne fait pas obstacle à ce que l'État satisfasse par ses propres moyens aux besoins de ses services".
Dans cette affaire, le juge a admis qu'une boulangerie militaire puisse approvisionner des prisons.

En réalité, l'idée se trouvait déjà dans la décision Conseil d’État, 1930, Bourrageas.
Dans cette affaire, le Conseil d’État a jugé qu'une commune pouvait grouper les achats de papier et de fourniture de bureau dont elle avait besoin et demander à ses propres agents de réaliser les travaux d'imprimerie nécessaires au fonctionnement de ces services.

Un arrêt récent est venu confirmer ce principe :
Conseil d’État, 2011, Association pour la promotion de l'image :
Un décret prévoyait que l'administration puisse prendre elle-même une photo d'identité numérisée des demandeurs de passeport.
Le Conseil d’État considère que la liberté du commerce et de l'industrie ne s'y oppose pas, quand bien même ce dispositif priverait les professionnels de la photographie d'une partie de leur activité.

B – L’activité constituant le prolongement d’un service existant

La création d'un SPIC est possible s'il possible le prolongement, temporel ou matériel, d'un service existant.
Les activités publiques concurrençant l'initiative privée sont admises si :

  • Elles constituent un complément nécessaire au fonctionnement d'un service public.
    Conseil d'État, 1942, Mollet : le Conseil d'État juge que la création de la Cité universitaire de Paris constitue le complément du service public de l'enseignement.
  • Elles servent la rentabilité ou la meilleure gestion d'un service public existant.
    Conseil d'État, 1959, Delansorme : le Conseil d'État juge que les communes peuvent compléter un parc de stationnement avec une station service.

Dans ces cas-là, on n'a pas à s'interroger sur le respect du principe de liberté du commerce et de l'industrie : ces activités sont en dehors de son champ d'application.

Section 2 : La candidature d’une personne publique à un contrat de la commande publique

Pendant longtemps, la question de savoir si une personne publique pouvait venir concurrence des entreprises privées en étant candidate à l'attribution d'un contrat de la commande publique n'était pas tranchée.
L'ancien Code des marchés publics était muet sur la question ; c'est le Conseil d'État qui a fait évoluer le droit sur la question.

💡
Aujourd'hui, le Code de la commande publique indique expressément que l'opérateur économique qui sera titulaire du marché public ou de la concession peut être une personne publique comme privée.

Le problème, c'est que l'intervention publique n'est pas affectée du même souci de rentabilité que celle d'une entreprise.
Or si l'intervention publique est déficitaire, cela peut en théorie être comblé par l'impôt.
Pour éviter une concurrence faussée entre intervention publique et privée, on fait en sorte que les deux interventions se rapprochent, notamment dans la structure des prix proposés.

§ 1. Les prémices : l’avis JLBC

Conseil d'État, 8 novembre 2000, Jean-Louis Bernard Consultant (avis) :
Il était ici question de l'agglomération dijonnaise, qui avait attribué à l'Institut géographique national (IGN), établissement public, un marché public pour le renouvellement d'un système d'information géographique.
La société contestait cette attribution devant le tribunal administratif de Dijon, au motif que les conditions de concurrence étaient faussées du fait de la candidature de cet établissement public.
En effet, de par son statut, l'établissement public n'est pas soumis aux mêmes règles fiscales ou sociales que ses concurrents → il tire un certain nombre d'avantages de sa qualité de personne publique.

Ici, le Conseil d'État adopte un raisonnement en 2 temps :

  1. En amont, le Conseil d'État répond qu'aucun texte ni principe n'interdit à une personne publique de se porter candidature à l'attribution d'un contrat public.

    Cet avis donne l'impression d'une totale liberté au stade du principe de l'intervention. Il diffère donc évidemment de la jurisprudence Ordre des avocats au barreau de Paris (2006).

  1. En revanche, en aval, les modalités de l'intervention doivent respecter la libre concurrence.

    Pour cela, le Conseil d'État entoure les modalités de cette candidature de 3 prescriptions (2 prescriptions de fond et 1 prescription de forme) :

    1. Le prix proposé par la personne publique doit être déterminé en prenant en compte l'ensemble des coûts directs et indirect relatifs à la prestation en cause.
    1. L'établissement public ne doit pas avoir bénéficié, pour déterminer son prix, d'un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public.
    1. Il doit pouvoir justifier de son prix par des documents comptables.

En résumé, le principe de la candidature publique semble être totalement libre. Seul compte le comportement éventuellement anticoncurrentiel de l'opérateur public candidat.

§ 2. Les hésitations : l’arrêt Département de l’Aisne

En 2009, le Conseil d'État rend une décision étrange, qui a dérouté la doctrine :
Conseil d'État, 2009, Département de l'Aisne :
Les services de l'État avaient attribué au département de l'Aisne un marché public d'analyse des eaux. Le Conseil d'État vient dire qu'aucun intérêt public n'est nécessaire lorsqu'une collectivité territoriale souhaite postuler à un marché public dès lors qu'il "ne s'agit pas de la prise en charge [par le département de l'Aisne] d'une activité économique".

Cela conduit à introduire une distinction entre :

  • La prise en charge d'une activité économique (la jurisprudence OAPB, qui exige un intérêt public) ; et
  • La candidature à l'attribution d'un marché public (qui n'est pas subordonnée à la preuve d'un intérêt public).

On comprend donc que la personne publique dispose d'une plus grande marge de manœuvre pour candidater à l'attribution d'un contrat public que pour prendre en charge une activité économique.

Cette solution apparaît contestable : à quoi sert la candidature à l'attribution d'un contrat public si ce n'est pas pour prendre en charge une activité économique ?

Fort heureusement, le juge administratif est venu clarifier sa jurisprudence :

§ 3. La clarification : l’arrêt Société Armor

A – Les principes posés par l’arrêt Société Armor

Conseil d'État, 2014, SNC Armor :
Le département de la Charente-Maritime avait remporté le marché public proposé par le département de la Vendée pour réaliser les travaux de dragage d'un estuaire. La société Armor, qui n'a pas remporté le contrat, conteste cette attribution en soutenant que la candidature publique était illégale.

La société Armor soutenait que la candidature du département de Charente n'était pas soutenu par un intérêt public local, au motif qu'elle se rapportait à l'exécution d'un contrat sur le territoire d'une autre collectivité.
Le juge administratif d'appel se contente d'appliquer la jurisprudence Département de l'Aisne (2009) et répond qu'il ne s'agissait pas de la prise en charge d'une activité économique, mais seulement de la candidature à un contrat public → le département de Charente-Maritime n'avait pas besoin de justifier d'un intérêt public local.

Le Conseil d'État profite de cette affaire pour revenir sur cette jurisprudence contestable.
Dans l'arrêt Société Armor, le Conseil d'État opère un rapprochement entre les solutions relatives à la candidature à un contrat public et à la prise en charge d'activités économiques → unification des 2 volets de l'action économique des personnes publiques.

Cette décision très importante pose une grille de lecture en 2 temps :

  1. En amont, sur le principe de la candidature :
    "Les compétences des collectivités territoriales et des établissements publics s'exercent en vue de satisfaire un intérêt public local" ; ces personnes publiques "ne peuvent légalement présenter leur candidature qu'en démontrant que cette dernière répond à un tel intérêt public".
    En résumé, on comprend que la candidature d'une personne publique n'est légale qu'à condition de respecter un intérêt public.
    Il faut remarquer qu'à aucun moment le juge ne fait référence à la liberté du commerce et de l'industrie.

    À quoi renvoie cet intérêt public local ?
    La candidature répond à un intérêt public si elle "constitue le prolongement d'une mission de service public dont [la personne publique] a la charge, dans le but notamment d'amortir des équipements, de valoriser les moyens dont dispose le service ou d'assurer son équilibre financier, et sous réserve qu'elle ne compromette pas l'exercice de cette mission".
    Idée : il ne faut pas que les personnes publiques tombent dans la recherche de rentabilité, sans lien avec le service public.
    Le Conseil d'État pose donc 2 limites avec cette formulation :

    1. Le candidature doit constituer le prolongement d'un service public existant.
      Dans l'affaire Société Armor, c'était le cas.
    1. Il ne faut pas que cette candidature compromette l'exercice des missions de la personne publique.
  1. En aval, sur les modalités de la candidature :
    La candidature publique doit respecter le principe d'égale concurrence entre les opérateurs publics et privés.

    Sur ce second temps du raisonnement, on retrouve les 3 prescriptions posées par l'avis JLBC (2000) :

    1. Le prix doit être déterminé en prenant en compte l'ensemble des coûts directs et indirects relatifs à la prestation.
    1. La personne publique ne doit pas avoir bénéficié, pour déterminer son prix, d'un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public.
    1. Elle doit pouvoir justifier de son prix par des documents comptables ou tout autre moyen d'information approprié.

Ainsi, en droit national, le principe de la candidature est très largement admis ; mais prouver que les modalités de cette candidature respectent la libre concurrence peut poser plus de difficultés.

Cohérence des jurisprudences nationales et européennes :

CJUE, 18 décembre 2014, Azienda :

  • Sur le principe, le juge européen admet que toute personne qui se considère apte à exécuter le marché puisse candidater, indépendamment de son statut de droit public ou de droit privé.
  • Sur les modalités, le juge de l'Union veille au respect de l'égale concurrence : l'administration contractante doit exclure les candidatures qui bénéficient de subventions et auxquelles aucune concurrence ne peut faire face.

B – L’épilogue de l’affaire Société Armor

Conseil d'État, 2019, Société Vinci construction maritime fluvial :
Cette décision apporte 2 éléments :

  1. Sur la consistance de l'intérêt public :
    La notion d'amortissement s'apprécie au sens économique (et non comptable) : la candidature est admise lorsqu'elle permet un meilleur taux d'utilisation de l'équipement.

    En l'espèce, la durée d'amortissement n'était pas expirée. Pour la CAA, c'est cette absence d'amortissement comptable intégrale qui justifiait la candidature du département de Charente-Maritime.
    Le Conseil d'État considère que doit s'entendre dans un sens économique, c’est-à-dire l'utilisation des pleines capacités de l'outil. Autrement dit, la candidature est admise lorsqu'elle permet un meilleur taux d'utilisation de l'équipement. En l'espèce, le Conseil d'État constate que la drague achetée par le département n'était utilisée qu'une partie de l'année, ce qui permet d'identifier un intérêt public locale.

  1. Sur l'égale concurrence :
    Comment vérifier que ce principe d'égale concurrence est bien respecté ?

    Ici, le Conseil d'État développe une approche plus précise de cette question essentielle.
    Il commence par rappeler la triple exigence relative à l'offre (les 3 prescriptions), puis il offre un mode d'emploi du contrôle (que doit faire l'acheteur public ? que doit faire le juge ultérieurement saisi ?).
    En l'espèce, l'offre du département de la Charente-Maritime était simplement meilleure et moins chère que ses concurrents privés.

Faut-il en conclure que les personnes publiques ne seraient jamais empêchées de participer à la conclusion d'un contrat de la commande publique ? Non !

Exemple : CAA Bordeaux, 25 juillet 2019 :
Cet arrêt donne un exemple d'une candidature publique illégale.
Dans cette affaire, un centre hospitalier avait attribué un marché public à un autre centre hospitalier pour la fourniture d'articles textiles.
La CAA de Bordeaux juge que la candidature du CHU de Limoges ne respectait pas les conditions posées par la jurisprudence administrative dans l'arrêt Société Armor (2014).

En amont, elle constate que les 2 parties n'ont pas réussi à prouver l'existence d'un intérêt public qui fondait la compétence de l'établissement à intervenir. Ils n'ont pas été en mesure de fournir les documents comptables démontrant un quelconque investissement.
En aval, sur les modalités, elle constate que le CHU de Limoges avait proposé un prix 2,5 fois inférieur aux autres sans prouver que cette offre respectait le principe d'égale concurrence.
On voit bien que, dans ce type de contentieux, la justification du prix proposé est souvent le point déterminant pour justifier la légalité de la candidature publique.

Section 3 : La lutte contre les excès concurrentiels des personnes publiques

§ 1. Rappel de la distinction entre opposabilité et applicabilité

Sophie Nicinski rappelle que :

Le droit de la concurrence est applicable aux personnes publiques dès lors que ces dernières exercent une activité sur le marché ; il leur est simplement opposable dès lors qu'elles adoptent des mesures qui ont un effet sur un marché”.

A – L’applicabilité

Le droit de la concurrence est applicable :

  • En droit français : aux “activités de distribution, production et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques” (article L410-1 du Code de commerce).
  • En droit de l'Union européenne : aux entreprises, c'est-à-dire aux entités qui exercent une activité économique (CJCE, 1991, Höfner et Elser).

    L’activité économique est définie comme une “offre de biens et de services sur un marché” (CJCE, 18 juin 1998, Commission c. République Italienne).

    L’article 106 §2 du TFUE, à propos des entreprises chargées d'un SIEG, pose un principe et une dérogation :

    • Principe : les entreprises en charge d'un service d'intérêt économique général sont soumises au droit de la concurrence ;
    • Dérogation : il est possible d'écarter l'application de ces règles si cette application risque de faire échec à l'accomplissement de leur mission.

L’applicabilité du droit de la concurrence a une conséquence importante : les personnes publiques peuvent se rendre coupable d'ententes ou d'abus de position dominante dans le cadre de leurs activités économiques.
C'est l'Autorité de la concurrence qui peut les sanctionner
: le juge administratif n'intervient pas ici (il n’intervient que quand on parle d'opposabilité).

B – L’opposabilité

Comment faire quand la personne publique se contente d'édicter des actes administratifs (attribution d'un marché public, octroi d'une autorisation d'occupation du domaine public ou d'une subvention…) et n'exerce pas une activité économique ?

Le mécanisme de l'opposabilité permet de contrôler les effets des actes administratifs sur la concurrence.
Idée : l'administration, en tant qu'autorité normative, doit tenir compte du droit de la concurrence.

Cette idée a été consacrée dans l’arrêt Conseil d'État, 1997, Million et Marais.

À partir de cette jurisprudence, le champ de l'opposabilité s'est très largement étendu, pour toucher l'administration dans toutes ses fonctions.

4 exemples :

1) Le droit de la concurrence est opposable aux actes d'attribution d'un contrat public

Conseil d'État, 1997, Million et Marais :
Le juge administratif crée la théorie de l'abus automatique, suivant laquelle le contrat ne doit pas placer le délégataire en situation d'abuser automatiquement de sa position dominante.
En l’espèce, ça n’était pas le cas et ça n'a quasiment jamais été reconnu.

Idée : l'entreprise peut être automatiquement conduite, en raison des clauses du contrat, à abuser de sa position dominante.

Exemple : TA Bastia, 2003, Autocars Mariani :
La SARL tente vainement d'alerter le département de la Haute-Corse sur l'existence d'une entente entre plusieurs autres candidats à l'attribution du contrat, mais le département attribue quand même le marché à l'une des entreprises membres de l'entente.
Le TA annule la décision de signer le marché, puisque ce faisant l'administration avalisait l'entente.


2- Le droit de la concurrence est opposable aux actes de gestion du domaine public

Conseil d'État, 1999, Société EDA :
Il était question d'une décision d'Aéroports de Paris, qui était alors un établissement public et qui, en tant que gestionnaire du domaine public, avait lancé une procédure d'appel d'offres pour choisir les entreprises qui pourraient utiliser le domaine public aéroportuaire pour louer des voitures. Problème : cette décision obligeait les candidats à présenter des offres conjointement pour les 2 aéroports parisiens.

Dans cette affaire, le juge administratif considère que l'acte de gestion du domaine public peut traduire en lui-même un abus de position dominante de la part de l'administration.
Quand il fait ça, il n'appréhende pas les effets de l'acte administratif : l'acte traduit un abus de la part du gestionnaire du domaine lui-même.

Problème : en principe, l'abus de position dominante s'applique aux activités économiques ; or ici le juge administratif ne dit pas que la gestion domaniale est une activité économique → ça reste une activité purement normative.
La doctrine s'est demandé comment qualifier ce type de raisonnement : opposabilité étendue ? applicabilité extra legem ? ni opposabilité, ni applicabilité ?
Ce raisonnement étrange a été abandonné.

Conseil d'État, 2012, RATP :
L’administration ne peut pas délivrer une autorisation d'occupation du domaine public lorsque sa décision aurait pour effet de placer automatiquement l'occupant en situation d'abuser d'une position dominante → raisonnement classique.

Mais ce raisonnement se retrouve en droit de l'UE :
CJUE, 24 octobre 2002, Aéroports de Paris :
La mise à disposition d'infrastructures aéroportuaires est une activité économique. Le gestionnaire du domaine public peut donc être qualifié d'entreprise et être sanctionné pour abus de position dominante.

💡 Cette solution est reprise par le juge administratif quand il applique le droit de l'Union européenne.


3) Le droit de la concurrence est opposable aux actes de police administrative

Conseil d'État, 2000, L&P Publicité (avis) :
L'affaire concernait la police spéciale de l'affichage ; il était question de la validité d'un arrêté instaurant une zone de publicité restreinte en centre-ville.
Le Conseil d'État vient indiquer que, dès lors que l'exercice de pouvoirs de police administrative est susceptible d'affecter des activités économiques, la circonstance que ces mesures de police aient pour objectif la protection de l'ordre public n'exonère pas l'autorité de police de prendre en compte la liberté du commerce et de l'industrie et les règles de concurrence.
→ Une mesure de police administrative peut avoir pour effet de créer une position dominante sur un marché.

Cette jurisprudence relative à la police spéciale a été étendue à la police générale.
On peut citer en ce sens 2 décisions :

  1. Conseil d'État, 2009, Compagnie des bateaux mouches :
    Dans cette affaire, il était question d'un arrêté de 2006 relatif à l'équipage des bateaux mouches. L'arrêté imposait de calculer l'effectif minimal de l'équipage en fonction de la capacité maximale du bateau. C'est une mesure de police administrative générale.
    Le Conseil d'État reprend en tous points le considérant de l'avis L&P Publicité (2000) et juge en l'espèce que la mesure était nécessaire et proportionnée et qu'elle ne portait pas une atteinte illégale aux règles de concurrence.
  1. Conseil d'État, 2017, Syndicat interprofessionnel de la montagne :
    Un arrêté modifiait le cahier des charges de la formation des guides de haute montagne. Selon le syndicat requérant, le nouveau cahier des charges avait été rédigé de telle manière qu'il avantageait ces 2 organismes historiques.
    Ici encore, le Conseil d'État rappelle en tous points le considérant de principe de l'avis L&P Publicité (2000) et considère que l'arrêté ne faussait pas le jeu de la concurrence.

4) Le droit de la concurrence est opposable aux actes de règlementation des activités économiques et professionnelles

Conseil d'État, 2002, CEGEDIM :
Le Conseil d'État censure un arrêté qui établissait les tarifs de vente des fichiers de l'INSEE, parce qu'il mettait l'INSEE en situation d'abuser automatiquement de sa position dominante.

Conseil d'État, 2003, Syndicat professionnel des exploitants indépendants des réseaux d'eau et d'assainissement :
Le Conseil d'État annule un arrêté du ministre de l'emploi qui portait extension d'une convention collective parce que ses clauses avaient pour effet d'empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence. En l'espèce, la clause obligeait à reprendre le personnel en place.

§ 2. L’application du droit des pratiques anticoncurrentielles aux opérateurs publics

Les ententes et les abus de position dominante s'appliquent aussi bien aux opérateurs privés qu'aux opérateurs publics (= personnes publiques qui agissent en tant qu'entreprises).

On trouve à la fois ces règles en droit français et en droit européen :

  • Les abus de position dominante se trouvent aux articles L420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE.
  • Les ententes se trouvent aux articles L420-1 du Code de commerce et 101 du TFUE.

Lorsque les personnes publiques agissent en tant qu'entreprises, elles ne doivent se rendre coupables ni d'abus de position dominante (A) ni d'entente (B).

A – Opérateurs publics et abus de position dominante

⚠️
Pour que le droit de l'UE soit applicable, il faut que la pratique soit susceptible d'affecter le commerce entre les États membres.

Les articles L420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE interdisent l'exploitation abusive d'une position dominante.

Les abus de position dominante sont des comportements unilatéraux, à l'inverse des ententes qui impliquent nécessairement plusieurs entreprises (comportements collectifs).

L'abus de position dominante est le risque majeur encouru par les personnes publiques qui interviennent sur le marché.

1) Notion

Il faut d'abord une position dominante.
Il faut ensuite un abus.

a) La position dominante

C'est le juge de l'UE qui est venu définir cette notion de position dominante.
CJCE, 1979, Hoffmann-La Roche :
La position dominante est la "position de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur le marché en cause, en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et finalement, des consommateurs".

Il n'est donc pas nécessaire que l'entreprise ait éliminé toute possibilité de concurrence.
Ce qui compte, c'est la capacité de l'entreprise à se soustraire à une concurrence effective grâce à son pouvoir économique.

Plusieurs indices permettent d'identifier la part de marché détenue par une entreprise.

1ère étape : identifier le marché pertinent.

C'est à l'intérieur de ce marché pertinent que l'évaluation des parts de marché détenues par l'entreprise est possible.
Cette identification d'un marché pertinent se fait par une analyse économique qui repose sur le caractère substituable ou non des activités ou des produits en cause.
Est-ce que les produits sont suffisamment substituables entre eux du point du vue des consommateurs ? Si oui, on identifie sur un marché pertinent.

Exemple : si les consommateurs se reportent sur les oranges quand le prix des bananes augmente, on identifie le marché pertinent des fruits d'hiver.

2ème étape : identifier la part de marché détenue par l'entreprise.

  • En dessus de 40 % des parts de marché, la Commission européenne estime qu'il est peu probable que l'entreprise soit en position dominante.
  • En revanche, si l'entreprise détient plus de 70 % des parts de marché, c'est un indice important d'une position dominante.
  • Entre les 2, il faut se référer à d'autres indices ; par exemple, les parts de marché des autres entreprises sur ce marché, le pouvoir de négociation des clients… → faisceau d'indices.

b) L’abus

Historiquement, il y a eu 2 phases dans la construction de cette notion d'abus :

  1. Traditionnellement, une approche juridique ;
  1. Plus récemment, une approche économique.

La première phase repose sur des standards juridiques et découle de l'arrêt Hoffmann-La Roche (1979).
La CJCE y explique que l'abus est une notion objective et elle en donne une définition générale, encore utilisée aujourd'hui :

“Sont abusifs :

  1. Les comportements des entreprises en situation dominante, qui sont de nature à influencer la structure du marché ;
  1. et qui ont pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale, au maintien du degré de concurrence existant encore sur le marché".

La CJUE vient ainsi confirmer l'existence de 2 catégories d'abus, déjà dégagées dans la jurisprudence antérieure :

  1. Les abus de structure ou d'exclusion : l'entreprise cherche à évincer ses concurrents.
  1. Les abus de comportement ou d'exploitation : l'entreprise utilise sa position dominante pour imposer des conditions inéquitables aux consommateurs.

    Exemple : une entreprise en monopole qui impose des prix trop élevés.

Problème : sur un plan pratique, cette définition ne permet pas très bien de tracer la ligne entre comportements licites et illicites.

On a donc développé une nouvelle approche économique, qui privilégie une analyse par les effets d'une pratique.
La pratique est venue d'une école de pensée très libérale, appelée École de Chicago, qui a critiqué l'approche objective de l'abus, qui présente le risque que certains comportements soient interdits per se (= en eux-mêmes).

Dans cette approche fondées sur les effets d'une pratique, il ne peut pas y avoir d'interdiction per se : un même comportement peut avoir des effets pro ou anti-concurrentiels en fonction du contexte.

La Commission européenne a entendu ces critiques émanant des économiques et a adopté cette approche dans ses lignes directrices du 24 février 2009.

c) Exemples d’abus de position dominante commis par des opérateurs publics

Exemple 1 : Les prix prédateurs

Les prix prédateurs est une pratique par laquelle une entreprise en position dominante fixe ses prix à un niveau tel qu'elle subit des pertes à court terme ou renonce à des profits à court terme, dans le seul but d'évincer des concurrents ou de rendre plus difficile l'entrée sur le marché pour de futurs concurrents.

Le droit de la concurrence est un droit extrêmement économique et qui est pétri de tests et d'analyses économiques.
Pour identifier un prix prédateur, il faut établir un "test de coûts", introduit par la CJCE dans son arrêt Akzo (1991).
Ce test
Akzo part du postulat qu'il n'est pas rationnel pour une entreprise de vendre à un prix qui ne lui permet pas de couvrir ses coûts de production.

Exemple : Autorité de la concurrence, 18 décembre 2012 :
La SNCF est sanctionnée pour avoir pratiqué vis-à-vis de certains de ses clients des prix qui rendaient impossible toute concurrence de la part de nouveaux entrants.

Exemple : CAA Lyon, 17 novembre 2020 :
Une société exploitait un centre de remise en forme dans une commune de Haute-Savoie et proposait notamment des activités de vélo et gymnastique aquatiques.
La communauté d'agglomération d'Annemasse, qui est un EPCI, ouvre un autre complexe aquatique qui offre des prestations de vélo et gymnastique aquatiques, en adoptant des tarifs plus bas que ceux offerts par la société.
Cette dernière critique ces tarifs, les considérant comme trop bas et portant atteinte à la concurrence. Elle exerce un recours indemnitaire, demandant la réparation de son préjudice issu de ce qu'elle pensait être un prix prédateur.
Le juge administratif n'a pas fait droit à cette demande.

Elle avait 3 voies de recours pertinentes pour contester ces tarifs :

  1. Elle aurait pu se placer sur le terrain de la possibilité pour une personne publique de prendre en charge une activité économique.
    Elle se place ici sur le terrain de la jurisprudence Ordre des avocats au barreau de Paris.
    💡 Ici, l'activité en cause n'a pas été considérée comme une activité économique.
  1. Elle aurait pu saisir l'Autorité de la concurrence.
    La sanction aurait été une amende.
    Pour ce faire, il aurait fallu essayer de prouver qu'on avait bien une entreprise, qui était en situation de position dominante et qu'il existait un abus.
  1. Elle aurait pu, dans la continuité de la jurisprudence Million et Marais et la théorie de l'opposabilité du droit de la concurrence aux actes administratifs, faire un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif pour contester la délibération fixant les tarifs, en invoquant l'abus automatique découlant des tarifs fixés par cette délibération.

Exemple 2 : La gestion d'une infrastructure essentielle

On parle parfois de la théorie économique des ressources essentielles.
Cette théorie est née aux États-Unis au début du 20ème siècle :
Cour suprême des États-Unis, 22 avril 1912, USA contre Terminal Railroad Association of Saint-Louis :
Une association de compagnies ferroviaires s'est appropriée tous les moyens de traverser le fleuve Mississipi.

L'infrastructure essentielle est celle qui est gérée exclusivement par un opérateur lorsque l'accès à cette infrastructure conditionne l'exercice d'une activité sur un marché aval.
Le gestionnaire de cette infrastructure ne doit pas se servir de sa position dominante pour en abuser sur ce marché aval en excluant toute concurrence sur ledit marché.

Les ressources que l'on peut qualifier d'essentielles sont relatives à une activité publique ou à un bien de l'administration.
Exemples : réseau câblé, port, aéroport, gare, base de données…

On distingue 2 critères :

  1. Un critère vertical : l'infrastructure essentielle est indispensable aux concurrents du détenteur.
  1. Un critère horizontal : l'infrastructure essentielle est – techniquement ou économiquement – impossible à dupliquer et il n'existe pas de substitut potentiel à celle-ci.

Idée : sans accès à celle-ci, les concurrents ne peuvent pas proposer leurs services à leurs clients.

Cette théorie permet de contraindre le détenteur de l'infrastructure à autoriser l'accès à l'infrastructure dans des conditions équitables et non discriminatoires.
Si le gestionnaire refuse l'accès de manière injustifiée, il peut être sanctionné sur le fondement de l'abus de position dominante.

Exemple : CA Paris, 9 septembre 1997, SARL Héli inter Assistance :
L'exploitation d'une hélistation avait été confiée, à titre exclusif, à une société de transports sanitaires par le biais d'une convention d'occupation du domaine public.
Cette société a été considérée comme abusant de sa position dominante en imposant à une société concurrente une tarification injustifiée et discriminatoire pour l'accès à l'hélistation.


2) Sanction

L’abus de sanction dominante est sanctionné par des amendes.
Celles-ci peuvent être très élevées.


3) Exemptions

Est-ce que les abus de position dominante peuvent ne pas être sanctionnés ?

En droit français, l'article L420-4 du Code de commerce, qui concerne aussi bien les abus de position de dominante que les ententes, prévoit 2 motifs de dérogation :

  1. Il exempte les pratiques découlant d'un texte législatif ou règlementaire.

    En réalité, ce motif n'est jamais appliqué en matière d'ententes – il ne joue qu'en matière d'abus de position dominante.
    Problème :
    ce texte est tombé en désuétude et n'est quasiment jamais appliqué, puisqu'on lui a donné une interprétation très stricte.
    De plus, quand cette pratique tombe sous le coup de l'UE,
    cette dérogation est neutralisée par le droit de l'UE.

  1. Il exempte les pratiques contribuant au progrès économique.

    En réalité, ce motif n'est jamais appliqué en matière d'abus de position dominante – il ne joue qu'en matière d'entente.

En droit de l'UE, il n'y a pas d'article 102§3 du TFUE (sur le modèle de l'article 101§3 du TFUE, qui prévoit des dérogations en matière d'ententes).

Il est toutefois possible d'invoquer l'article 106§2 du TFUE, qui peut permettre d'exempter certaines pratiques d'abus de position dominante. Il prévoit un principe et une dérogation :

  • Principe : les entreprises en charge d'un SIEG sont soumises au droit de la concurrence…
  • Dérogation : … dans la limite où cette application ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de cette mission.

Pour qu'une entreprise bénéficie de la dérogation, il faut réunir 3 conditions cumulatives :

  1. L'entreprise doit être investie d'un SIEG.

    Un SIEG désigne des "activités de service marchand remplissant des missions d'intérêt général et soumises de ce fait par les États membres à des obligations spécifiques de service public" (Communication de la Commission européenne sur les SIEG, 19 janvier 2001).

    Par exemple, ont été qualifiées de SIEG la collecte, le transport et la distribution de courrier (CJCE, 1993, Corbeau) ainsi que la distribution d'électricité (CJCE, 1994, Commune d'Almeno).

  1. Une habilitation expresse émanant de la puissance publique (règlement, loi, contrat) doit investir l'entreprise de cette mission.
  1. La mise à l'écart des règles du traité doit être strictement limitée à ce qui est nécessaire pour que l'entreprise réalise son activité.
    Autrement dit, la dérogation doit satisfaire un test de proportionnalité.

Si ces conditions sont remplies, les pratiques de l'entreprise en charge du SIEG échapperont au droit de la concurrence.

En pratique, l'article 106§2 n'est plus invoqué aujourd’hui.
Il ne l'était qu'à l'égard des abus de position dominante et c'est aujourd'hui peine perdue.
L'article 106§2 ne marche plus qu'en matière d'aides d'État.

B – Opérateurs publics et ententes

En droit de la concurrence, les ententes se définissent comme les accords ou pratiques concertées entre entreprises qui ont pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence.
À l'inverse des abus de position dominante, les ententes sont des comportement collectifs.

1) Le principe d’interdiction des ententes

Il faut 2 conditions :

a) L’existence d’un concours de volonté

L'entente est forcément un comportement collectif (au moins 2 entreprises).

Qui sont les parties à l'entente ?

  1. L'entente ne peut avoir lieu qu'entre entreprises.

    CJUE, 1988, Bodson :
    Dans le contexte d’un contrat de concession de pompes funèbres entre une commune et une entreprise, le juge considère qu'il n'y a pas d'entente, puisque l'accord est conclu entre une commune en qualité d'autorité administrative et une entreprise.

  1. L'entente peut avoir lieu entre des concurrents sur le même marché (on parle d'entente horizontale) ou entre des entreprises à divers stades du processus de production (on parle d'entente verticale).
  1. Pour que l'entente soit reconnue, il faut que les deux parties soient autonomes sur le plan économique.

    CJCE, 1996, Viho : principe d'immunité des accords intra-groupe.

  • Sur les accords intra-groupe

    Il y avait une exception à cette immunité en matière de marchés publics, lorsque 2 filiales d'un même groupe se concertent et déposent chacune une offre.
    L'Autorité de la concurrence jugeait que la jurisprudence Viho ne s'appliquait pas en raison de la théorie de l'apparence.
    Idée : ce dépôt d'offres distinctes a créé une apparence de concurrence, puisque les filiales ont fait croire à l'acheteur qu'elles se comportaient de manière autonome. Elles peuvent donc être poursuivies pour entente.

    Exemple : Autorité de la concurrence, 19 février 2018 :
    3 entreprises appartenant à un même groupe et ayant toutes présenté des mêmes offres similaires à l'administration sont sanctionnées.

    CJUE, 17 mai 2018, Ecoservice projektai :
    L’article 101 du TFUE n'est pas applicable lorsque les entreprises forment une "unité économique".
    Quand 2 filiales non autonomes d'un même groupe présentent chacune une offre en s'étant concertées au préalable, elles constituent une seule et même entreprise du point de vue du droit européen de la concurrence.
    Il n'est donc pas possible de sanctionner une entente dans ce cas de figure.

    L'Autorité de la concurrence a dû tenir compte de cette jurisprudence européenne.
    Autorité de la concurrence, 25 novembre 2020 :
    Écarte la qualification d'entente → les soumissions concertées entre filiales d'un même groupe ne tombent plus dans le champ d'application de l'article 101 du TFUE.

    Cela signifie-t-il pour autant que ces ententes concertées entre des filiales non autonomes pour répondre aux appels d'offres publics ne sont pas condamnables ?
    Elles seront appréhendées au regard du droit de la commande publique.

Quelles sont les formes de la concertation ?
L'article 101 du TFUE cite 3 cas de figure :

  1. Un accord de volonté.

    Cela n'est pas synonyme d'un contrat ! Cela peut être un simple gentleman's agreement, d'un code de bonne conduite, ou même une convention qui serait jugée nulle en droit civil.

  1. Une décision d'association d'entreprises.

    Les ordres professionnels et les syndicats peuvent être considérés comme des associations d'entreprises dès lors qu'ils réunissent des entreprises.
    Cette qualification permet de sanctionner les décisions de ces groupements qui ont un impact sur le marché.

    Exemple : Tribunal de l'UE, 10 décembre 2014, Ordre national des pharmaciens c. Commission :
    L’Ordre national des pharmaciens avait pris des décisions imposant des prix minimaux sur le marché français des analyses de biologie médicale. Le juge a considéré qu'il s'agissait d'une décision d'association d'entreprises.

    En réalité, cette notion est une variété d'accord au sens du droit européen : on identifie ici une volonté commune d'agir sur le marché.
    C'est une forme institutionnalisée de concertation, exprimée par une décision émanant d'un ordre professionnel ou d'un syndicat.

  1. Une pratique concertée.

    C'est une catégorie fourre-tout.
    Idée : toutes les ententes ne sont pas structurées juridiquement. Il peut s'agir, de manière bien plus subtile, d'une pratique concertée.

    CJCE, 1972, ICI (affaire des matières colorantes) :
    Définit la pratique concertée comme une "forme de coordination d'entreprises qui, sans avoir été poussée jusqu'à la réalisation d'une convention proprement dite, substitue sciemment une coopération pratique entre elles aux risques de la concurrence".

    Ici, les entreprises ne jouent pas le jeu de la concurrence.
    La concertation se reflète dans le comportement des parties. Il faudra prouver qu'il y a eu des contrats entre entreprises, qui visaient à réduire ou à éliminer les incertitudes relatives aux comportements futurs sur le marché.

b) L’existence d’une restriction de concurrence

Sont interdites les ententes qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché.

On parle parfois de restrictions par objet : dans ce cas, l'entente est interdite par elle-même et il n'est pas nécessaire de prouver ses effets anticoncurrentiels.
Exemple : soumissions concertées dans le cadre des appels d'offres publics.

Il existe aussi des restrictions par effet : il faudra prouver des effets anticoncurrentiels.
Cela peut porter sur les prix, mais aussi sur les répartitions de marché, les répartitions de clientèle…

La règle de minimis (”le juge ne s'occupe pas des petites choses”) prévoit que les ententes qui affectent seulement une part minime du marché ne seront pas sanctionnées.
Pour les ententes horizontales, le seuil est à 10 % des parts de marché ; pour les ententes verticales, l'entente échappe à l'interdiction en dessous de 15 % des parts de marché.

Exemple concret : Autorité de la concurrence, 3 mars 2022, n°22-D-08 :
Entente entre 4 entreprises lors de la présentation d'offres pour un marché public de collecte et de gestion des déchets en Haute-Savoie.
Montant total des sanctions : 1,5 millions d'euros.

Y a-t-il des ententes impliquant des opérateurs publics ?
Conseil de la concurrence, 19 février 1991, n°91-D-07 :
Un accord est passé entre une régie municipale des sports et certains moniteurs de ski pour garantir une priorité d'accès aux remontées mécaniques à ces seuls moniteurs.
Les entreprises en cause ont été sanctionnées pour entente et condamnées à payer une sanction pécuniaire. La régie municipale des sports, qualifiée sans problème d'entreprise, a été condamnée à payer une amende de 500 000 francs.


2) Sanctions

Si l'entente est matérialisée par un contrat ou un acte juridique, cet acte ou ce contrat sera sanctionné par la nullité (article L420-3 du Code de commerce).
Cette sanction est peu utile, parce que les accords sont rarement matérialisés ainsi.

Les amendes constituent la sanction réellement efficace. Elles peuvent être très élevées.


3) Dérogation

  • L’article 101§3 du TFUE prévoit une dérogation pour les pratiques qui contribuent au progrès économique ;
  • L’article L420-4 du Code de commerce, valable pour les ententes et les abus de position dominante, exempte :
    1. Les pratiques résultant de l'application d'un texte législatif ou règlementaire ;
      Cela concerne surtout les abus de position dominante.
    1. Les pratiques contribuant au progrès économique (équivalent de l'article 101§3 du TFUE).
      Cela concerne surtout les ententes.

Idée : lorsque les effets pro concurrentiels de l'accord l'emportent sur ses effets anticoncurrentiels, l’entente est autorisée.

Les dérogations peuvent être individuelles ou collectives :

a) Dérogations individuelles

Pour bénéficier d'une dérogation individuelle (article 101§3 du TFUE ou article L420-4 2° du Code de commerce), il faut remplir 4 conditions explicitées par la Commission européenne dans ses lignes directrices.

2 conditions positives :

  1. L'accord contribue à améliorer la production ou la distribution des produits ou qu'il contribue à promouvoir le progrès technique ou économique.
    Autrement dit, l'accord présente des avantages globaux / des gains d'efficacité.
  1. L'accord doit avoir des bénéfices pour l'utilisateur final.

2 conditions négatives :

  1. Les restrictions à la concurrence doivent être indispensables à l'atteinte des objectifs de l'accord → test de proportionnalité.
  1. L'accord ne doit pas conduire à une élimination totale de la concurrence sur le marché.

Si ces 4 conditions sont remplies, alors une dérogation individuelle pourra être accordée par la Commission européenne, l'autorité nationale de concurrence ou les juridictions nationales.

b) Exemptions catégorielles

Sur habilitation du conseil, la Commission européenne a édicté un certain nombre de règlements d'exemption qui définissent les conditions dans lesquelles une exemption peut être accordée par catégories d'accord.

Les règlements d'exemption par catégories (REC) permettent d'assurer une certaine sécurité juridique aux entreprises.
Si un accord entre dans le champ d’un règlement, alors il est présumé remplir les conditions de
l'article 101§3.

§ 3. La problématique inverse : la personne publique victime d’excès concurrentiels

Toute une jurisprudence administrative s'est récemment développée sur ce point.
C'est dans le domaine de la commande publique, et notamment des marchés publics, que l'on retrouve cette problématique.

Sur ce cas de figure, il faut distinguer 2 cas :

  1. L'entente peut être sanctionnée par l’Autorité de la concurrence.
    On désigne parfois son intervention par le terme de public enforcement : mise en œuvre du droit de la concurrence dans la sphère publique, par l’autorité de concurrence spécialisée pour réprimer les pratiques.
  1. L'entente peut être sanctionnée par les juridictions.
    On parle parfois de private enforcement, qui renvoie à la mise en œuvre du droit de la concurrence dans la sphère privée : il s'agit de tirer les conséquences, devant les juridictions, des pratiques anticoncurrentielles, notamment pour réparer le préjudice des victimes.

Le but du public enforcement est de sanctionner / réprimer le comportement des entreprises.
Le but du
private enforcement est d'avantage de réparer le préjudice subi par les victimes.

Néanmoins, ces 2 procédés jouent un rôle complémentaire dans la préservation du libre jeu de la concurrence sur le marché.
Le public et le private enforcement sont amenés à jouer de concert un rôle complémentaire.

C'est ce qu'a jugé la CJUE dans ses 2 célèbres arrêts Courage (2001) et Manfredi (2006) : la réparation du préjudice des victimes de pratiques anticoncurrentielles par les juridictions contribue au maintien d'une concurrence effective dans l'Union européenne.
À côté des sanctions prononcées par les autorités spécialisées, les dommages et intérêts alloués par les juridictions contribuent à l'effectivité du droit de la concurrence.

La directive 2014/104 ("directive Dommages") fixe les règles relatives au private enforcement devant les juridictions nationales.

Le juge administratif doit-il être compétent pour connaître de l'action en indemnisation intentée par l'acheteur public contre les entreprises qui se sont rendues coupables de pratiques anticoncurrentielles ?
La réponse n'allait pas de soi, puisqu'il s'agissait d'une action dirigée contre des entreprises privées ordinaires ; or en principe c'est le juge judiciaire qui est compétent pour connaître des actions dirigées contre les personnes privées ordinaires.
Pourtant, une évolution en plusieurs étapes a conduit le juge administratif à élaborer un véritable bloc de compétence à son bénéfice en ce qui concerne la réparation du préjudice de l'administration victime de pratiques anticoncurrentielles.

On peut compter 5 étapes :

  1. Conseil d’État, 2007, Société Campenon Bernard :
    Il était ici question de l'aménagement des lignes du TGV Nord.
    Le juge administratif assimile l'entente entre concurrents dans le cadre d'un appel d'offres public à un dol ayant vicié le consentement de l'administration acheteuse.
    Le juge administratif se reconnaît compétent pour connaître de l'action introduite par la personne publique en réparation des agissements dolosifs de son cocontractant.
  1. Tribunal des conflits, 2015, Région Île-de-France :
    La compétence du juge administratif est étendue aux actions dirigées contre les tiers au contrat ayant pris part à ces agissements anticoncurrentiels.

    Ici, on permet à l'acheteur public d'agir en responsabilité pas seulement contre son cocontractant, mais aussi contre tous ses co-conspirateurs, même s'ils n'ont pas de lien direct avec l'entreprise publique.

  1. Conseil d’État, 2020, Société Lacroix Signalisation :
    Le juge confirme que la personne publique peut rechercher la responsabilité des tiers au contrat avec qui le cocontractant s'est entendu.
    Il ajoute que la personne publique victime peut mettre en cause la responsabilité solidaire des entreprises impliquées dans l'entente.

    L'existence du contrat administratif est un lointain prétexte pour chercher la compétence du juge administratif.
    Cette compétence peut se justifier par la présence d'un contrat administratif.
    Néanmoins, même si ce lien est lointain, on peut justifier la compétence du juge administratif par le souci de garantir l'unité de sa compétence.

    L'entente constitue un dol viciant le consentement de l'acheteur public.
    Le dol peut donner lieu à 2 types de recours :

    1. Contentieux de la validité du contrat administratif (→ annulation du contrat pour dol) ;
    1. Contentieux indemnitaire (→ réparation du préjudice).

    On a laissé à 1 seul juge le soin de tirer les conséquences des pratiques anticoncurrentielles.

  1. Conseil d’État, 2020, Société Mersen :
    Le juge administratif fait applicable de la théorie des effets d'ombrelle, qui a la faveur des économistes.
    Idée : la personne publique peut mettre en jeu la responsabilité des membres de l'entente alors même que son cocontractant n'y a pas participé, dès lors que l'entente a renchéri les prix sur le marché et a donc conduit le cocontractant à augmenter ses prix.
  1. CAA Marseille, 22 février 2021, Collectivité de Corse c. Société Corsica Ferries :
    Illustre le développement du private enforcement dans d'autres branches du droit de la concurrence, et en l'espèce dans le domaine des aides d'État.
    Ici, c'est la personne privée qui demande réparation de son préjudice concurrentiel à la personne publique qui a octroyé illégalement des aides d'État à une entreprise privée.
    En l'espèce, la SNCM avait bénéficié d'une aide d'État qui aurait permis à la SNCM de mener une forme de concurrence déloyale à Corsica Ferries.

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