Commentaire d’arrêt : Conseil d’État, 30 juillet 2021, n°439436

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“L’arrêt rendu sur la validité d’un décret d’extradition vers le Burkina Faso conduit à considérer à nouveau le sort des « promesses » émanant d’autorités étrangères. […] Qu’il n’y ait pas d’ambiguïté : je n’allègue pas que le juge devrait prendre en compte le droit étranger, je constate qu’il le fait déjà.” C’est ainsi que Carlo Santulli, professeur à l’université Paris II Panthéon-Assas, souligne les difficultés juridiques liées à la décision n°439436 rendue par le Conseil d’État le 30 juillet 2021.

En l’espèce, le gouvernement du Burkina Faso émet un mandat d’arrêt international contre le frère de l’ancien président de ce pays, qui y est poursuivi pour incitation à assassinat, puis demande son extradition à la France, pays où il a été interpellé. Le Premier ministre français autorise son extradition par décret ; celui-ci saisit le Conseil d’État pour demander l’annulation de ce décret.

En effet, celui-ci soutient que ce décret n’est pas motivé, qu’il méconnaît le principe d’impartialité, que la procédure dont il est le résultat est irrégulière, que son extradition est demandée dans un but politique, que l’action publique relative aux poursuites le concernant est prescrite, que le mandat d’arrêt émis contre lui par les autorités burkinabés est irrégulier, que son extradition méconnaîtrait les articles 3, 6 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (“Convention EDH”), et enfin que le gouvernement français aurait dû consulter le gouvernement de la Côte d’Ivoire, dont il est le ressortissant. Il soulève également, à l’occasion de ce recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État, une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), portant sur l’article 696-4 du Code de procédure pénale.

Après avoir étudié ces nombreux moyens, les juges du Palais-Royal concluent que ce décret n’est pas illégal ; la requête est donc rejetée. Ils concluent également qu’il n’y a pas lieu de transmettre la QPC soulevée au Conseil constitutionnel. Puisque qu’une décision d’extradition a des conséquences majeures sur la condition de l’individu concerné ainsi que sur ses droits et libertés, il semble important de s’attarder sur les motifs ayant conduit le juge à prendre une telle décision.

Dès lors, dans quelle mesure le Conseil d’État échoue-t-il ici à mettre en équilibre le principe de confiance entre les États liés par une convention d’extradition avec la nécessité de garantie des libertés fondamentales ?

Après avoir rejeté les moyens liés à la forme du décret, les juges du Conseil d’État réitèrent leur refus historique de se substituer plus que strictement nécessaire au législateur comme au gouvernement ; ils refusent également de contrôler les actes d’incrimination à l’origine de la demande d’extradition, avant de se fonder sur les garanties apportées par l’État requérant lui-même pour écarter les moyens liés à une méconnaissance des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme, ouvrant ainsi la voie à de potentielles atteintes graves aux libertés fondamentales qu’elle garantit. Il conviendra d’abord d’étudier le rappel par le juge administratif des limites de son office (I), avant de s’intéresser au rejet des moyens liés à une méconnaissance des libertés fondamentales (II).

I – Le rappel par le juge administratif des limites de son office

Pour rejeter certains des moyens qui lui sont soumis, le Conseil d’État se fonde sur les limites qu’il a lui-même fixées à sa compétence : il refuse ainsi de se substituer plus que strictement nécessaire au législateur et au gouvernement (A) et de contrôler les actes d’incrimination à l’origine de la demande d’extradition par l’État requérant (B).

A – Le refus de se substituer plus que strictement nécessaire au législateur ou au gouvernement

Le demandeur commence ici par soulever une question prioritaire de constitutionnalité : il soutient que l’article 696-4 du Code de procédure pénale, dans la rédaction de son alinéa 7 qui ne prévoit pas d’assurance de garanties fondamentales relatives à l’aménagement des peines, constitue une méconnaissance par le législateur de sa propre compétence (on parle alors “d’incompétence négative”). Le Conseil d’État refuse de transmettre cette question au Conseil constitutionnel, en relevant que l’incompétence négative ne peut pas être invoquée ici parce qu’elle tendrait à l’adoption d’une disposition portant sur un objet distinct du dispositif mis en place par le législateur dans cet alinéa 7. Cela illustre l’appréhension historique du juge administratif de devenir le juge de la loi, en limitant son contrôle sur le législateur au minimum. Cette appréhension peut paraître néanmoins dommageable, puisqu’elle ne permet pas ici l’étude de la question d’une potentielle méconnaissance par le législateur de sa propre compétence, qui semble pourtant essentielle au vu des lourdes conséquences qu’une telle méconnaissance aurait en matière de libertés individuelles.

Le demandeur soutient aussi que le gouvernement français aurait dû consulter le gouvernement ivoirien avant de décider son extradition vers le Burkina Faso. L’accord en matière de justice signé entre la République française et la République de la Côte d’Ivoire de 1961, invoqué par le demandeur et cité dans les visas de cet arrêt, prévoit en effet que ces deux pays “instituent un échange régulier d’informations en matière d’organisation judiciaire”. Le Conseil d’État rejette ce moyen, en retenant que les stipulations de ce traité ne sont pas d’effet direct, puisqu’elles “créent seulement des obligations entre États”, et ne sont dès lors pas invocables par les justiciables. Si une telle conclusion était prévisible, puisqu’elle reprend la solution développée par les décisions “GISTI” du Conseil d’État de 1997 et de 2012, il peut sembler regrettable que le juge administratif se refuse ainsi à contrôler l’inexécution de cet engagement de l’État français malgré les conséquences réelles que celle-ci pourrait avoir sur les libertés des ressortissants ivoiriens tels que le demandeur.

Si le Conseil d’État refuse ainsi de contrôler ces potentiels manquements du législateur et de l’exécutif à leurs obligations, il décline aussi l’invitation qui lui est faite d’examiner les actes d’incrimination à l’origine de la demande d’extradition.

B – Le refus de contrôler les actes d’incrimination à l’origine de la demande d’extradition

Le demandeur soutient également que les actes par lesquels les poursuites le visant ont été rouvertes par les juridictions burkinabés sont irréguliers. Le Conseil d’État écarte ce moyen en affirmant qu’il ne lui appartient pas “d’apprécier la régularité des actes des autorités judiciaires étrangères pour l’exécution duquel l’extradition a été sollicitée”. Il en va de même lorsque, saisi du moyen dénonçant l’irrégularité du mandat d’arrêt émis contre le demandeur, le Conseil d’État se déclare incompétent en la matière en se contentant de souligner qu’il n’a pas été émis “dans des conditions contraires à l’ordre public français”. Ici encore, au vu des conséquences sérieuses d’une telle décision, cette limitation par le juge administratif de son propre office peut surprendre.

De plus, le requérant affirme aussi que son extradition est demandée dans un but politique, ce qui contreviendrait au principe fondamental reconnu par les lois de la République dégagé par le Conseil d’État dans son arrêt “M. Koné” de 1996. Pour rejeter ce moyen, les juges se contentent ici de répondre “qu’il ne ressort pas des éléments versés au dossier” que cette extradition ait été demandée dans un but politique. Le refus des juges d’étudier la légalité des actes sur lesquels sont fondées les poursuites peut donc sembler d’autant plus dommageable qu’ils se fondent sur ces mêmes actes pour rejeter le moyen tenant au but politique des poursuites.

Cette confiance dans les promesses de l’État requérant ne se limite cependant pas au rejet du moyen tenant à l’extradition demandée dans un but politique, mais est également utilisée pour écarter les moyens tenant à une méconnaissance des libertés fondamentales.

II – Le rejet des moyens tenant à une méconnaissance des libertés fondamentales

Pour rejeter les moyens tirés d’une méconnaissance des libertés fondamentales, le Conseil d’État ne semble prendre en compte que les seules garanties données par l’État requérant lui-même (A), avant de consacrer une atteinte aux libertés fondamentales qu’il estime justifiée (B).

A – La confiance en l’État requérant comme seule garantie

Le demandeur soutient ensuite que, si le décret d’extradition est appliqué, il serait alors exposé à une peine incompressible de réclusion perpétuelle sans réexamen possible, ce qui est contraire aux dispositions de l’article 3 de la Convention EDH qui interdit la torture et les traitements inhumains ou dégradants. On constate ici qu’il s’agit d’une situation de conflits entre deux traités, puisqu’un traité international est invoqué pour contester un acte administratif pris sur le fondement d’un autre traité. Dans sa décision « M. Kandyrine » de 2011, le Conseil d’État avait affirmé que, dans une telle situation, le juge doit d’abord chercher à concilier les stipulations des deux traités ; c’est cette méthode qu’il applique ici. Il ne retient en effet pour écarter ce moyen que le fait que le décret attaqué n’accorde l’extradition “que sous réserve que [le demandeur] puisse prétendre” à des dispositions du code burkinabé de procédure pénale prévoyant une potentielle libération conditionnelle après une période minimale de détention de vingt-cinq ans.

De la même manière, pour écarter le moyen selon lequel les conditions de détention dans les prisons burkinabés et la situation personnelle du requérant l’exposeraient à des traitements inhumains ou dégradants en violation de ce même article 3 de la Convention EDH, le Conseil d’État ne se fonde ici que les “engagements sur le lieu et les conditions de détention” pris par le ministre de la Justice burkinabé et sur le fait que le décret attaqué n’accorde l’extradition “que sous réserve du respect des conditions reprenant les garanties apportées par les autorités burkinabè”. Le Conseil d’État, pour écarter ces deux moyens tirés de la supposée violation des dispositions de l’article 3 de la Convention EDH, ne semble dès lors se fonder que sur les garanties apportées par l’État requérant lui-même, sans réellement les contrôler. Une telle solution peut paraître contestable : en effet, même si la confiance entre les États liés par une convention d’extradition est essentielle, elle ne saurait écarter la nécessité pour les justiciables de bénéficier de garanties sérieuses quant à la protection de leurs libertés fondamentales.

Le Conseil d’État ne nie pas cependant que l’exécution du décret attaqué aurait pour conséquence une violation d’une liberté fondamentale consacrée par la Convention EDH.

B – Une atteinte aux libertés fondamentales considérée comme justifiée

Le requérant soutient enfin que son extradition porterait atteinte à ses droits et libertés garantis par l’article 8 de la Convention EDH, qui porte sur le droit au respect de la vie privée et familiale, parce que sa famille – et notamment son enfant mineur – vit en France. Pour écarter cet ultime moyen, le Conseil d’État se contente de rappeler sa jurisprudence constante, suivant laquelle cette atteinte est en effet probable, mais qu’elle est justifiée par “la nature même de la procédure d’extradition” et par “l’intérêt de l’ordre public”. 

En estimant ainsi que la protection de l’ordre public à laquelle contribue le décret d’extradition mis en cause justifie une telle atteinte à une liberté garantie par la Convention EDH, les juges du Palais-Royal concluent un arrêt dont la portée peut sembler discutable. En effet, dans un tel contexte d’extradition d’un proche d’un ancien chef d’État déchu vers une région politiquement instable, et étant donné les lourdes conséquences d’une procédure d’extradition sur la condition des individus concernés, un contrôle plus approfondi du juge sur le respect des garanties fondamentales aurait peut-être été souhaitable.

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