Conférence d’Alain Juppé : faut-il défendre l’État de droit ?

Il s’agit ici d’une transcription de la conférence donnée par Monsieur Alain Juppé le mardi 22 novembre 2022 devant le Collège de droit de la Sorbonne. Les propos rapportés ont été légèrement édités pour plus de clarté.

“Il est essentiel de se poser cette question pour 2 raisons : d’abord, parce que l’État de droit est le garant des droits fondamentaux ; ensuite, parce que l’État de droit est aujourd’hui gravement attaqué de tous côtés.

Mais, tout d’abord, qu’est-ce que l’État de droit ? On distingue 2 piliers fondamentaux :

  1. La séparation des pouvoirs ;
    Montesquieu affirme que « c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est amené à en abuser », que « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » et que « lorsque dans la même personne la puissance législative est réunie à la puissance exécutive, il n’y a pas de liberté ».
  1. Le respect de la hiérarchie des normes, avec au sommet la Constitution, dont l’adoption et la révision est soumise à des règles solennelles (posées par l’article 89 de la Constitution), puis en dessous la loi et enfin les actes règlementaires.

Des juridictions indépendantes contrôlent à chaque niveau le respect de cette hiérarchie.

Le Conseil constitutionnel, dont je suis membre, est prévu par le titre 7 de la Constitution.

Son fonctionnement au quotidien est assez simple : il siège au Palais-Royal, où chacun de ses membres a un bureau. Nous nous réunissons en collège le mardi matin en audience publique pour écouter les observations des avocats sur les QPC ; le délibéré a ensuite lieu le jeudi.

Nos délais de jugement sont très contraints – pour le contrôle à priori, 1 mois ; pour le contrôle à posteriori, 3 mois.

Nos décisions sont sans appel et s’imposent à toutes les autorités de la République.

Le Conseil constitutionnel compte une cinquantaine de personnes, avec notamment un service juridique très pointu.
Un rapporteur est nommé sur chaque proposition.

Historiquement, l’évolution du Conseil constitutionnel s’est faite en 4 temps :

  1. En 1958, on innove et crée pour la 1ère fois le Conseil constitutionnel. Son objet est alors différent d’aujourd’hui : il vise à éviter le retour au régime d’assemblée et protéger les autorités gouvernementales contre les empiètements du Parlement.
    Le Conseil constitutionnel est le « chien de garde de l’exécutif » : à l’origine, il ne peut être saisi que par le Président de la République, le Premier ministre ou les présidents des assemblées.
  1. En 1971, dans sa décision Liberté d’association du 16 juillet, le Conseil constitutionnel, de manière prétorienne, élargit les normes de référence en fonction desquelles il juge la conformité des lois.
  1. En 1974, sur l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing, la saisine du Conseil constitutionnel est étendue à 60 députés ou 60 sénateurs ; cela donne un nouveau pouvoir à l’opposition.
  1. En 2008, la réforme constitutionnelle voulue par le président Sarkozy aboutit à une révolution dans la compétence du Conseil constitutionnel : le nouvel article 61-1 de la Constitution instaure la QPC.
    Il s’agit d’une possibilité donnée à tout citoyen, à l’occasion de n’importe quel procès, de soulever l’inconstitutionnalité d’une loi – même ancienne – dont on considère qu’elle n’est pas conforme à la Constitution.
    Un filtre est inscrit dans la Constitution : le Conseil d’État et la Cour de cassation s’assurent que les conditions de saisine sont remplies.

La QPC est une révolution dans la charge de travail du Conseil constitutionnel.

Avant la QPC, il rendait ~10 décisions par an, contre 100 aujourd’hui. Les QPC représentent 80% de son activité.

C’est aussi une révolution dans le rôle du Conseil constitutionnel, puisque le contrôle de la QPC porte sur les libertés et droits que la Constitution garantit.
Le Conseil constitutionnel devient le garant des libertés et droits garantis par la Constitution.

Attention : aucune de ces libertés n’est absolue. La loi peut fixer des normes au nom de l’intérêt général.
Par exemple, dans le cadre du confinement national en raison de la Covid-19, le Conseil constitutionnel a dû apprécier la conciliation entre intérêts contradictoires. Dans ce cas précis, il a jugé que les garanties apportées étaient suffisantes.

2 précisions :

  1. Nous ne sommes pas juges de la conventionnalité des lois.
    Nous ne jugeons pas in concreto, mais in abstracto.
  1. Nous n’avons pas un pouvoir d’appréciation et de précision de même nature que le Parlement.
    C’est pour ça qu’il n’y a pas de gouvernement des juges. Le Conseil constitutionnel exerce un contrôle restreint : au final, il appartient à la représentation nationale de trancher.

    Exemple : lors d’une QPC récente portant sur une interruption de traitement qui porterait atteinte à la dignité de la personne humaine et à la liberté personnelle de l’individu, le Conseil a affirmé que :
    « Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conditions dans lesquelles […] dès lors que ces conditions ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif poursuivi ».

Le Conseil constitutionnel est aussi chargé de veiller à la régularité des élections présidentielles.
Il statue aussi sur les conditions des élections législatives, règlementaires, etc.

Enfin, l’article 11 de la Constitution prévoit qu’il contrôle le bon déroulement du référendum d’initiative populaire.

Aujourd’hui, l’État de droit est menacé.
Ces menaces sont d’abord internes, avec notamment la crise de la démocratie représentative, en France comme ailleurs : les moins de 25 ans se sont abstenus à 84% aux dernières élections municipales !

Le déclin des partis de gouvernement s’accompagne d’un discrédit de la classe politique, parce que les français ont le sentiment que les politiques mentent et sont inefficaces.

Il y a aussi une aspiration croissante des citoyens à participer aux décisions qui les concernent.
Cela illustre la division entre démocratie d’autorisation et démocratie de participation.

Malheureusement, les remèdes sont limités : faut-il faire des tirages au sort ? des conventions citoyennes ?

Il y a un vrai défaut d’évaluation des politiques publiques : on vote des lois, on ne regarde jamais ce qu’elles donnent.

Les menaces sont aussi externes, avec notamment le terrorisme, les fanatismes, les sectes.

Le développement des technologies numériques engendre des dangers pour les libertés individuelles.
Nous sommes tracés dans tous les actes de notre vie quotidienne, comme l’illustre la disparition du paiement en espèces.
Des régimes mal intentionnés pourraient imposer une société de surveillance.

Ces réseaux sont aussi extrêmement vulnérables, notamment aux cyberattaques.

Ces technologies nous apportent des opportunités fantastiques, mais sont aussi des poisons.
Il faut reprendre la main sur ces technologies pour remettre l’humain au centre.

Pour l’heure, des réglementations européennes et la jurisprudence des tribunaux ont posé un certain nombre de limites à l’utilisation de ces technologies.”

Les enjeux politiques de l’État de droit

“Aujourd’hui, on constate un recul général des valeurs démocratiques. On a le sentiment que les régimes sécuritaires sont plus efficaces pour faire face aux défis du monde que la démocratie.

Il y a aujourd’hui un profond clivage entre les tenants des valeurs humanistes et démocratiques d’un côté et les propagandistes des régimes autoritaires et dictatoriaux de l’autre.

M. Poutine parle d’excès du libéralisme. Cela illustre-t-il une refragmentation du monde ?

Nos valeurs républicaines (liberté, égalité, fraternité) ne sont plus universellement acceptées.
Est-ce que pour autant nous devons renoncer à ces valeurs
Évidemment non ! Ce sont les nôtres, nous devons en rester fiers.”

Questions/réponses

Note : seules les réponses d’Alain Juppé aux questions sont reproduites.

  • Il n’y a pas de gouvernement des juges. C’est un fantasme. Les juges appliquent la loi.
  • Il y a trop d’amendements aujourd’hui. Il faut légiférer moins mais légiférer mieux.
    L’objectif est de convaincre les citoyens qu’on ne se contente pas de voter la loi, mais qu’on se préoccupe de son application.
  • Oui, c’est une bonne idée qu’on soit à la fois parlementaire et maire d’une ville petite ou moyenne, pour avoir plus les pieds dans le réel.
  • Aujourd’hui, on met en place des règles sur les réseaux sociaux.
    2 décisions prouvent que le Conseil constitutionnel n’est pas insensible à la régulation du net :

    • la loi Avia aurait permis à l’autorité administrative de faire retirer un contenu en 1h ; la disposition a été censurée par le Conseil constitutionnel parce qu’elle ne présentait pas des garanties suffisantes.
    • Mais ensuite, un autre texte qui présentait plus de garanties a été validé.
  • Les interventions d’associations à l’occasion de procédures devant le Conseil constitutionnel sont utiles et sont diffusées au sein du Conseil.
  • Concernant la critique faite au Conseil de ne pas être une vraie juridiction et de ne pas respecter le principe du contradictoire, Alain Juppé nous indique qu’un nouveau règlement adopté récemment renforce le principe du contradictoire.
  • Concernant la procédure de nomination du Conseil constitutionnel, il y a aujourd’hui 6 juristes sur 9 au sein du Conseil.
    Mais il y a aussi d’anciens parlementaires et d’anciens ministres, ce qui est aussi essentiel, parce que le Conseil constitutionnel est aussi le juge du bon fonctionnement des services publics.
  • Toujours concernant la nomination des membres du Conseil constitutionnel, “il n’y a pas de bon système”.
    Alain Juppé a pour sa part été nommé par la présidente de l’Assemblée nationale qui était socialiste, alors qu’il ne l’est pas.
    > Neutralité : il n’a jamais vu intervenir des prises de position politiques.
    > Devoir d’ingratitude : les membres du Conseil ne doivent rien à ceux qui les ont nommés.
    > Le mandat non renouvelable de 9 ans fait qu’ils n’attendent rien à leur sortie ; il n’ont pas à ménager les autorités qui les ont nommés.
    > Ils sont tous âgés et en fin de carrière.
  • Le Conseil constitutionnel refuse de publier des opinions dissidentes, parce qu’il pense que cela entraînerait une politisation du Conseil.

Conclusion

“Il ne faut pas croire ceux qui disent que c’était mieux avant.
Je suis un baby boomer, je pourrais vous dire que c’était mieux avant, mais c’est faux.

Le siècle qui vient ne sera pas un chemin de roses : il faudra arrêter le dérèglement climatique, lutter contre les inégalités (ce qui sera nécessaire pour maîtriser les mouvements de population) et lutter pour nos valeurs contestées un peu partout.

Mais on peut y arriver : il faut avoir confiance en nous et dans les autres.”

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