2 – Le perfectionnement de la technique contractuelle : les « negocia bonae fidei » de l’époque classique

Cliquer ici pour revenir au sommaire de ce cours complet d’histoire du droit des obligations (L2).

Les contrats contemporains de la loi des Douze Tables expriment des techniques juridiques assez sommaires : ils sont tous unilatéraux.
De même, les actions de droit strict qui sanctionnent ces contrats archaïques possèdent un schéma procédural qui est assez simple.

Dès que Rome commence à dominer le Latium et le bassin méditerranéen, les richesses affluent, ce qui modifie l’économie romaine. Rome devient une puissance commerciale voire bancaire.

On invente alors des outils juridiques qui répondent à une économie marchande.
Cette seconde génération de contrats qui voit le jour au 2ème siècle avant J.-C. est parfaitement adaptée aux échanges, à la mobilisation des capitaux, à la garantie des emprunts, des créances…
La technique juridique des contrats s’améliore : ils deviennent tous bilatéraux.

Cela témoigne aussi d’une évolution des mentalités juridiques romaines : on fait référence à une notion éthique (la bonne foi) pour désigner une technique contractuelle et sa sanction judiciaire.

Section 1 : La diversité des techniques juridiques

Les contrats de bonne foi naissent dans le sillage d’une révolution économique : l’avènement d’une société marchande.
Idée : il faut que le lien de droit (= l’obligation) et la sanction judiciaire offrent un cadre à ces nouvelles activités et leurs subtilités.

§ 1. La diversification des modes de formation

Gaïus, en établissant une liste de formation des contrats, dit que l’on peut toujours contracter re, verbis, litteris et consensu.
Dans la catégorie des contrats de bonne foi, on retrouve 4 contrats spéciaux consensuels.

A – L’existence de contrats re

Parmi les contrats de bonne foi, certains se concluent par la remise de la chose, de sa propriété ou de sa possession, qui oblige celui qui la reçoit à la restituer.
Ces contrats réels correspondent à plusieurs opérations économiques liées au commerce.

Par exemple, le commoda est un prêt à usage ; celui qui utilise la chose prêtée à titre gratuit peut engager sa responsabilité s’il fait un usage illicite de la chose ou commet quelque négligence.
Ici, l’action est engagée sur la base du principe de bonne foi.

Parmi les contrats de bonne foi, certains sont conclus re et permettent des garanties réelles.
Idée : quand on a une chose de valeur, on peut en tirer profit.

Le pignus existe aussi et correspond à un droit de gage.
Dans le cadre du gage, le débiteur conserve la propriété de la chose mais en remet la maîtrise dans les mains de son créancier.
Ici, l’action de bonne foi permet de sanctionner la réticence du créancier payé à rendre la chose.

Ces contrats réels existent toujours aujourd’hui.

B – La naissance de 4 contrats consensuels

4 contrats spéciaux peuvent, par exception absolue, se conclure par le simple consentement.
Ces 4 contrats sont essentiels à la vie des affaires romaine.
Dans ces 4 cas, la maxime ex nudo pacto, actio non nascitur ne s’applique pas (”du pacte nu [= revêtu d’aucune forme] ne naît aucune action”).

  1. Le contrat de vente, dit emptio-venditio ;
  1. Le contrat de louage (= bail), dit locatio-conductio ;
  1. Le contrat de société, dit societas ;
  1. Le contrat de mandat, dit mandatum (= on confie à quelqu’un le soin de nous représenter pour réaliser une opération juridique ponctuelle ou nous représenter dans une affaire).

On n’est pas encore dans un schéma consensualiste moderne, mais c’est le fait de se mettre d’accord (= la conventio) qui crée l’obligation.
Pour ces 4 contrats, on est dispensé du formalisme ; idée : la conventio dispense de ces formalités.

Gaïus explique que, dans ces contrats consensuels, les obligations naissent par consentement mutuel, parce qu’elles n’exigent ni parole ni écrits spéciaux, tant que les contractants sont d’accord.
Il souligne la souplesse de ces contrats : il est possible de contracter entre absents. Cette souplesse est très adaptée à la vie des affaires et du commerce.

Par exemple, dès lors qu’on se met d’accord sur la chose et sur le prix, l’action du contrat de vente est donnée.

La doctrine juridique romaine insiste bien sur la nécessité d’un accord absolu des parties.

On peut se fier à un certain nombre de pratiques et de coutumes : Gaïus signale que l’on remet parfois un anneau à celui avec qui on a contracté, ou que l’on verse un acompte qui, dans certaines provinces romaines, fait partie des arrhes (= somme à valoir versée à la conclusion d’un contrat pour valider la transaction).

Il est par ailleurs possible que ces contrats consensuels n’aient été que de simples pactes, qui ne donnaient pas la possibilité de s’adresser à la justice en cas de litige.
Ces contrats se sont néanmoins installés dans la pratique comme de véritables contrats consensuels, sanctionnés par une véritable action.

§ 2. La possibilité de contrats bilatéraux

Tous les contrats de l’époque archaïque sont unilatéraux et tous les contrats de bonne foi sont bilatéraux.
La doctrine romaine perçoit très bien ce saut qualitatif qui a été accompli et analyse cette connexité des obligations qui caractérise le contrat de vente.
La sanction juridique et judiciaire va changer en fonction de la nature du contrat.

A – La perception du contrat synallagmatique par la doctrine

Gaïus dit que, dans ce type de contrats, l’une des parties est obligée envers l’autre, en vertu de la prestation que l’autre partie doit lui fournir.
C’est la symétrie des obligations qui caractérise cette bilatéralité.

De plus, les juristes romains vont solliciter des juristes romains d’Orient – pour qui le grec est la langue la plus naturelle.
C’est le juriste Labéon qui va utiliser le terme grec de synallagma, qui veut dire “échange de relations” → la convention.

Les romains n’entendent pas le contrat synallagmatique comme nous l’entendons aujourd’hui : ce qui le caractérise, c’est que chacune des obligations sert de cause juridique à l’autre obligation.

La conception médiévale et moderne du contrat synallagmatique, qui fait appel à la notion de cause juridique, n’est pas celle des romains, qui ne font jamais référence à la cause.
Idée : aujourd’hui, on ne fait pas dépendre la validité d’une obligation à l’existence d’une autre réciproque.

B – L’efficacité pratique des contrats synallagmatiques

Tous ces contrats sont synallagmatiques, mais certains sont parfaits et d’autres sont imparfaits.

  • Pour les contrats synallagmatiques parfaits, les obligations naissent en même temps que le contrat ;
  • Pour les contrats synallagmatiques imparfaits, il se peut que la contre-prestation n’advienne qu’à l’exécution du contrat.

Section 2 : L’unité de la sanction judiciaire

Les contrats de la 2ème génération sont sanctionnés par des judicia bonae fidei = actions de bonne foi.
Elles sont d’un usage beaucoup plus simple que les anciennes actions de droit strict, puisqu’elles donnent au judex, pendant la 2ème phase du procès, une marge d’appréciation et une capacité de moduler la sentence beaucoup plus grande.

§ 1. Les possibilités offertes en justice de la clause bonae fidei

La bonne foi (bona fides) correspond à une sécularisation de la figure mythologique de Fides, qui est la divinité des engagements.
Fides préside au contrat à l’époque archaïque comme à l’époque classique. À l’époque classique, elle n’est plus une déesse, mais une vertu qui s’imprime aux pratiques contractuelles de la génération des contrats de bonne foi.

Les romains ont clairement distingué entre l’éthique et le droit.
Idée : pour que des valeurs éthiques infusent concrètement dans le droit, il est nécessaire que la procédure se saisisse de la bonne foi pour la traduire en technique judiciaire.

A – Une phase de sécularisation : de Fides à bona fides

Dans tous les contrats de la 2ème génération (les contrats de bonne foi), il existe une clause tacite par laquelle les parties considèrent qu’elles doivent respecter l’une à l’égard de l’autre les exigences de la bonne foi.

Cette idée, suivant laquelle il doit régner une entente entre les parties qui dépasse la lettre du contrat, arrive naturellement chez les romains, grâce à l’influence de l’éthique grecque sur leur mentalité.
Elle est tributaire des conceptions grecques, essentiellement stoïciennes, que les romains vont aller piller en Grèce.

Exemple : Cicéron, qui promouvait des idées stoïciennes, expliquait que ce qui impose à l’homme de bien respecter les obligations du contrat, c’est aussi bien un substrat moral que l’autorité de la loi.

Idée : les parties aux contrats doivent témoigner d’une certaine attention à l’égard de leurs cocontractants ; elles doivent faire en sorte de ne rien exiger de malhonnête/d’excessif et doivent coopérer pour rendre simple l’exécution par l’autre partie de ce qui a été convenu.

Cette recherche du juste et de l’équitable s’observe chez Cicéron, qui parle de Quintus Scaevola, l’un des 1ers jurisconsultes connus.

À l’origine, Fides désignait la divinité des serments ; elle garantissait l’efficacité de serments par la menace des vengeances qu’auraient pu prononcer les dieux contre les parjures.
Dès l’époque classique, elle devient une exigence éthique qu’on attend du citoyen.

Tout cela reste néanmoins très abstrait ; il faut passer ensuite à une phase de technicisation :

B – Une phrase de technicisation : la formule de l’action de bonne foi

L’actuel article 1104 du Code civil (ancien article 1134) dispose que “les conventions doivent être exécutées de bonne foi”.
En 1804, cette disposition fait référence explicitement à la bonne foi des contrats de la 2ème génération.

⚠️
En droit romain, certains contrats sont de bonne foi et contiennent cette clause tacite de respect de la bonne foi.
≠ en droit français, par la volonté du législateur, tous les contrats sont des contrats de bonne foi.

Au cours du 19ème siècle, on s’est empressé de réduire la portée de l’article 1134, car ces dispositions risquaient d’accorder au juge un pouvoir de refaire le contrat, sous le prétexte de la bonne foi.
L’éthique du juge aurait pu, sous couleur de foi, imposer une nouvelle économie du contrat, indépendamment de ce que les parties auraient pu concevoir.
On a donc limité la bonne foi aux nouvelles que les parties n’avaient pas nécessairement en vue, pour empêcher le juge d’imposer sa loi aux parties.
→ Vision individualiste du droit au 19ème siècle.

La vision romaine de la bonne foi est exactement inverse : au nom de l’idéal du bien et du juste, il faut précisément permettre au judex de modifier l’économie du contrat au nom de nom de la bonne foi, pour éviter les actes malveillants ou déloyaux entre les parties.

On ajoute dans le contrat une clause qui permet au judex de condamner aux dommages-intérêts la partie qui n’aura pas fait ce qu’exigeait d’elle la bonne foi, de manière active ou par abstention.
Il analyse l’attitude des parties, leur collaboration dans l’exécution du contrat, et corrige l’équilibre contractuel, en sanctionnant ce qui a été déloyal.

Il ne s’agit pas que de la sanction à une discipline contractuelle d’inspiration morale : la clause de bonne foi permet aussi de construire, sur le fondement juridique de la bonne foi, des régimes juridiques adaptés à des contrats particuliers dans des circonstances particulières :

§ 2. Les possibilités offertes en pratique du judicium bonae fidei

Si, aujourd’hui, nous refusons d’accorder au juge la possibilité de réfaction du contrat, les romains l’acceptent.
La clause de bonne foi permet d’affiner, par l’intervention juridique du préteur, le régime juridique des contrats de bonne foi.

→ Il ne s’agit pas seulement de punir celui qui agit de mauvaise foi ; il s’agit aussi de créer, sur la base de la bonne foi, des obligations nouvelles.

A – Les accessoires de l’obligation principale

Les romains réfléchissent à la portée de la clause de bonne foi.
Cette question peut concrètement être posée en matière de vente :

À Rome, la vente de la chose d’autrui n’entraîne pas la nullité radicale du contrat de vente (💡 aujourd’hui, si).
Il est donc possible que l’acquéreur se fasse évincer par le véritable propriétaire.
Si l’acquéreur voulait être garanti contre l’éviction, il fallait ajouter au contrat de vente des stipulations spéciales de garantie contre l’éviction, afin d’ajouter à l’obligation pour le vendeur de livrer induite dans le contrat de vente l’obligation de garantir contre l’éviction.
Ici, l’existence de la clause de bonne foi permet de dispenser l’acquéreur d’avoir à exiger du vendeur qu’il stipule une obligation de garantie.

Le préteur estime que refuser d’indemniser l’acquéreur en cas d’éviction était, pour le vendeur, une infraction à la bonne foi.
→ L’obligation abstraite de bonne foi devient très concrète ; dans le contrat de vente, elle s’incarne dans l’obligation de garantie contre l’éviction.

B – La sanction de l’inexécution partielle ou totale

L’existence de la clause de bonne foi dispense les romains de constructions intellectuelles assez fastidieuses.

L’inexécution par l’une des parties offre à son cocontractant la possibilité de demander l’annulation du contrat : c’est l’exception non adimpleti contractus.
Cette exception a un nom romain, mais elle n’est pas romaine : elle a été imaginée par les juristes médiévaux, qui ont réfléchi sur la notion de cause juridique.
Dans un contrat synallagmatique, la cause juridique de chaque obligation est l’obligation réciproque : par exemple, la cause de l’obligation de livrer, c’est l’obligation de payer le prix, et vice-versa.
Donc l’inexécution d’une obligation prive l’obligation réciproque de sa cause et justifie donc l’annulation du contrat.

Cette exception est complètement inutile pour les romains.
Les contrats bilatéraux sont des contrats de bonne foi → les parties au contrat sont toutes tenues de respecter la bonne foi.
Donc si l’une des parties ne respecte pas ses obligations, elle connaît une infraction à la bonne foi – mais si l’autre partie n’exécute pas l’obligation réciproque, elle ne connaît aucune infraction à la bonne foi + peut même demander des dommages-intérêts.

En pratique, la mise en jeu de la bonne foi permet d’aboutir à une situation de nullité concrète du contrat non exécuté.
Les romains ne recourent pas ici à la notion de cause juridique, ils recourent simplement à l’exigence concrète du respect de la bonne foi.

→ Grande plasticité du régime juridique de ces contrats de bonne foi de la 2ème génération.
Cette plasticité est particulièrement bien venue, car ces contrats de bonne foi sont les contrats de la vie des affaires.

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