Commentaire de texte complet : Les Six Livres de la République, Jean Bodin (Introduction historique au droit)

Auteur : Timothée Peraldi

Au XVIème siècle, la France est en proie à de fortes divisions religieuses qui opposent catholiques et huguenots et engendrent des guerres de religion, culminant avec le massacre de la Saint-Barthélemy en 1572. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les monarchomaques, auteurs protestants qui s’élèvent contre l’absolutisme royal qui s’établit progressivement en France en développant l’idée que le roi est limité et en revendiquant une souveraineté partagée.

En effet, c’est dans la seconde moitié du XVIème siècle que le roi de France achève d’acquérir un pouvoir absolu en France, résultat d’une évolution de plusieurs siècles. Après avoir utilisé le cadre féodal et les règles régissant les rapports d’homme à homme pour s’affirmer au sommet de la pyramide féodale, le roi reconquiert ses prérogatives de puissance publique à partir du 13ème siècle. De roi suzerain, il devient roi souverain et revendique son indépendance vis-à-vis des grands du royaume. Cette construction de la monarchie médiévale s’accompagne de la naissance de l’État, entité distincte du roi, mais qu’il incarne. Au sortir de la période féodale, l’autorité royale acquiert un réel pouvoir législatif dans le royaume, quand le roi prend le contrôle de la coutume : d’abord gardien de la coutume, puis gardien des bonnes coutumes, il ordonne la mise à l’écrit officielle de celles-ci et s’octroie le droit de les confirmer ou les censurer. Le pouvoir législatif du roi reste néanmoins limité par les lois fondamentales du royaume, qui comprennent à la fois les règles de dévolution de la couronne et du domaine royal ; elles fondent la légitimité du roi et sont hors de sa portée.

C’est dans ce contexte que le jurisconsulte français Jean Bodin écrit Les Six Livres de la République en 1576, dans lequel il établit le concept alors nouveau de souveraineté (aujourd’hui définie comme “l’exercice du pouvoir sur une zone géographique et sur la population qui l’occupe”) et pose les fondements théoriques de la monarchie absolue. Cet ouvrage, qui a inspiré les théoriciens de l’État moderne tels que Hobbes et Locke, s’ouvre par une lettre dans laquelle l’auteur justifie vouloir “sauver ce Royaume” dans le contexte des guerres de religion, et est donc fortement influencé par celles-ci. Le texte que nous étudions est composé d’extraits des chapitres I, II, VI, VIII et X de ce livre.

Comment Jean Bodin s’attache-t-il à accroître l’autorité de l’État en proposant une conception absolutiste de la souveraineté ?

Pour répondre à cette question, nous étudierons d’abord la conception absolutiste de la souveraineté proposée par Bodin (I), avant d’analyser les limites qu’il pose à cette souveraineté (II).

I – Une conception absolutiste de la souveraineté

Ici, Bodin rappelle d’abord l’importance de la souveraineté, essentielle selon lui à toute société politiquement organisée (A), avant de détailler les caractéristiques et les marques de cette souveraineté (B).

A – La souveraineté, pilier de toute société politiquement organisée

Bodin commence ici par définir une République comme “un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine” (l.1). Le terme de république renvoie donc ici simplement à une société politiquement organisée, ce qui est bien différent de la définition actuelle dans laquelle la république est un système politique où le pouvoir est élu par le peuple.

Avec les mots “avec puissance souveraine”, l’auteur soutient que la notion de souveraineté est indissociable de celle de république ; il réitère ensuite cette idée en écrivant : “aussi la République sans puissance souveraine […] n’est plus République” (l.4). Il compare une République sans puissance souveraine à un navire qui ne serait fait “plus que [de] bois” (l.3) pour illustrer le non-sens et l’impossibilité que constituerait une société politiquement organisée sans puissance souveraine à sa tête, qui permet d’unir l’ensemble de la population alors soumise aux mêmes règles (“qui unit tous les membres et parties de celle-ci, et tous les ménages et collèges en un corps”).

L’auteur rappelle ensuite que la République est issue de l’état de nature, duquel les hommes furent tirés par “la force, la violence, l’ambition, l’avarice, la vengeance” (l.8), forçant les hommes à s’unir derrière des chefs et à perdre ainsi leur “pleine et entière liberté” en étant réduits en esclavage pour les perdants et en se soumettant à la volonté de leur chef pour les vainqueurs. Bodin justifie ainsi comment la souveraineté, qui est à l’origine détenue par chaque chef de famille sur sa maison (qui avait “puissance de la vie et de la mort sur la femme et sur ses enfants”), devient l’attribut d’un chef unique, par exemple le roi, lors du passage de l’état de nature à l’état civil, et met donc en avant ici une conception absolutiste de la souveraineté.

L’auteur s’attache ensuite à développer les caractéristiques et les marques de cette souveraineté.

B – La souveraineté, nécessairement absolue et perpétuelle

Bodin définit ici la souveraineté comme une notion abstraite et détachée de la forme que peut revêtir l’État. Il s’agit selon lui de “la puissance absolue et perpétuelle d’une république” (l.16). En effet, la souveraineté ne peut être qu’absolue, parce qu’elle ne peut pas être partagée : “aussi, la souveraineté donnée à un Prince sous charges et conditions n’est pas proprement souveraineté” (l.31). De plus, pour la même raison, elle ne peut être que perpétuelle : si on la délègue, on peut la retirer ; la personne à qui on l’a déléguée n’est donc pas souveraine (lignes 19 à 22).

La souveraineté est donc définie ici comme un pouvoir originel et inconditionné qui n’est subordonné à personne et qui existe dans tout État, car il donne sa cohésion à l’État. Cette conception indivisible de la souveraineté s’oppose à la théorie mixte de l’État mise en œuvre par la monarchie médiévale.

Selon Bodin, l’unique marque de la souveraineté est la “puissance de donner et casser la loi” (l.55) : le souverain est donc au-dessus de la loi ; il n’est pas lié par elle. Il énumère ensuite d’autres marques de la souveraineté, tout en soulignant qu’elles découlent toutes du pouvoir de faire et défaire les lois : faire la guerre et la paix, rendre la justice, lever les impôts, etc.

Il convient ensuite de se demander si Bodin fixe des limites à cette souveraineté, ou si celle-ci est véritablement absolue.

II – Les limites de la souveraineté selon Bodin

L’auteur établit ici des limites théoriques à la souveraineté du chef (A), limites qui restent néanmoins sans suites en l’absence de contrôle concret (B).

A – Un souverain théoriquement limité

Bodin pose différentes limites théoriques à cette souveraineté absolue. La première est le respect des lois fondamentales, qui fondent la légitimité du royaume : “quant aux lois qui concernent l’état du royaume et l’établissement de celui-ci […] le Prince [souverain] ne peut y déroger comme [par exemple] la loi salique” (l.34).

En revanche, il écarte la potentielle limite que pourraient constituer les parlements, qui effectuent sous l’Ancien Régime un contrôle de légalité en enregistrant les actes royaux après avoir vérifié leur compatibilité avec le droit, les usages et les coutumes locales ; s’ils estiment que les dispositions de l’acte vont à l’encontre du droit du royaume, ils peuvent adresser au roi des remontrances l’invitant à reconsidérer l’acte en question. Bodin rappelle ici que c’est le souverain qui a toujours le dernier mot : “ainsi, ce qu’il plaît au roi de consentir, ou dissentir, commander, ou défendre, est tenu pour loi” (l.41).

De même, le roi peut convoquer les états généraux du royaume, assemblée réunissant les trois ordres de la société (noblesse, clergé et tiers état) et rassemblée sur ordre du roi dans des circonstances exceptionnelles. L’auteur insiste sur le fait que cette assemblée ne peut que donner des conseils (des “avis”), que le roi, véritable souverain absolu, n’est en aucun cas tenu de suivre : “après avoir bien et dûment assemblé les trois états de France […] non pas que le roi ne puisse faire le contraire de ce qu’on demandera, si la raison naturelle et la justice de son vouloir lui assistent” (l.37).

En faisant ici mention de la “raison naturelle”, Bodin établit une limite morale à la souveraineté absolue du roi. Il est ainsi tenu de respecter les lois qui régissent la nature, qui sont fixées par Dieu dont il tient sa légitimité : “le Prince souverain n’a pas puissance de franchir les bornes des lois de nature, que Dieu duquel il est l’image a posées” (l.51). De cette condition, Bodin tire une autre limite, cette fois-ci juridique : la propriété privée doit être respectée par le souverain. Ainsi, le roi “ne pourra [pas] prendre le bien d’autrui sans cause qui soit juste et raisonnable” (l.52).

Il convient néanmoins de se demander quels contrôles concrets sont envisagés par l’auteur pour mettre en application ces limites.

B – Un texte qui renforce l’absolutisme

Nous avons vu que, bien que Bodin définisse la souveraineté du roi comme absolue, il établit des limites à cette souveraineté. Il faut cependant noter que ces limites ne sont que théoriques, et que l’auteur s’abstient de faire toute mention d’un quelconque contrôle qui serait de toute manière un non-sens puisque la souveraineté telle qu’il la conçoit ne peut – et ne doit – être qu’absolue.

Ainsi, que se passe-t-il si le roi se transforme en tyran, par exemple en attendant au droit de propriété de ses sujets ? Le texte n’évoque pas cette possibilité, se contentant de supposer que le souverain est toujours “honnête” et qu’il ne peut pas aller à contre-courant des lois de la nature définies par Dieu, puisqu’il en est le représentant sacré (l.51).

Il est compréhensible qu’en écrivant dans un contexte de guerres de religion et d’essor des idées monarchomaques, l’auteur ait voulu éviter cette question délicate, se contentant de définir le principe de souveraineté et d’en tirer ses conséquences. Bodin propose donc ici une démonstration de la supériorité du régime monarchique et justifie ainsi l’absolutisme croissant du régime.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *