Commentaire d’arrêt corrigé : Cass. 1re civ., 9 oct. 2001, n° 00-14.564

Auteur : Timothée Peraldi

Arrêt à commenter, tel qu’il était reproduit :

Attendu qu'à partir du mois de juin 1974, M. Y…, médecin, a suivi la grossesse de Mme X… ; que, lors de la visite du 8e mois, le 16 décembre 1974, le praticien a suspecté une présentation par le siège et a prescrit une radiographie fœtale qui a confirmé cette suspicion ; que, le samedi 11 janvier 1975, M. Y… a été appelé au domicile de Mme X… en raison de douleurs, cette dernière entrant à la clinique A… devenue clinique Z… le lendemain dimanche 12 janvier dans l'après-midi, où une sage-femme lui a donné les premiers soins, M. Y… examinant sa patiente vers 19 heures, c'est-à-dire peu avant la rupture de la poche des eaux, la naissance survenant vers 19 heures 30 ; qu'en raison de la présentation par le siège un relèvement des bras de l'enfant, prénommé Franck, s'est produit, et, lors des manœuvres obstétricales, est survenue une dystocie de ses épaules entraînant une paralysie bilatérale du plexus brachial, dont M. Franck X… a conservé des séquelles au niveau du membre supérieur droit, son IPP après consolidation étant de 25 % ; qu'après sa majorité, ce dernier a engagé une action contre le médecin et la clinique en invoquant des griefs tirés des fautes commises lors de sa mise au monde et d'une absence d'information de sa mère quant aux risques inhérents à une présentation par le siège lorsque l'accouchement par voie basse était préféré à une césarienne ; que l'arrêt attaqué l'a débouté ;
[…]
Sur les deuxième, troisième et quatrième branches du moyen :
Vu les articles 1165 et 1382 du Code civil ;
Attendu que la cour d'appel a estimé que le grief de défaut d'information sur les risques, en cas de présentation par le siège, d'une césarienne et d'un accouchement par voie basse, ne pouvait être retenu dès lors que le médecin n'était pas en 1974 contractuellement tenu de donner des renseignements complets sur les complications afférentes aux investigations et soins proposés, et ce d'autant moins qu'en l'espèce le risque était exceptionnel ;
Attendu, cependant, qu'un médecin ne peut être dispensé de son devoir d'information vis-à-vis de son patient, qui trouve son fondement dans l'exigence du respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, par le seul fait qu'un risque grave ne se réalise qu'exceptionnellement ; que la responsabilité consécutive à la transgression de cette obligation peut être recherchée, aussi bien par la mère que par son enfant, alors même qu'à l'époque des faits la jurisprudence admettait qu'un médecin ne commettait pas de faute s'il ne révélait pas à son patient des risques exceptionnels ; qu'en effet, l'interprétation jurisprudentielle d'une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l'époque des faits considérés et nul ne peut se prévaloir d'un droit acquis à une jurisprudence figée ; d'où il suit qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 10 février 2000, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Grenoble.

“Nul ne peut se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée” : c’est par ces quelques mots, dans un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation daté du 9 octobre 2001, que la plus haute instance de l’ordre judiciaire français consacre le principe de rétroactivité des revirements de jurisprudence. Ce principe, selon lequel une nouvelle interprétation du droit par les juridictions va produire rétroactivement effet (c’est-à-dire à des situations s’étant produites avant l’apparition de cette nouvelle interprétation), ne semble pas idéal car il peut être perçu comme pouvant porter atteinte aux principes d’égalité devant la loi et de sécurité juridique ; c’est ici l’objet d’un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 11 juin 2009.

En l’espèce, une patiente traitée par injection d’un “liquide sclérosant” est contaminée à cette occasion par le virus de l’hépatite C. Elle met en cause la responsabilité de son médecin qu’elle considère comme responsable. Une décision est rendue en première instance, puis un appel est interjeté.

La cour d’appel de Bordeaux, dans un arrêt du 16 avril 2008, donne raison à la patiente en déclarant son médecin responsable de sa contamination et en le condamnant à lui verser une indemnité en réparation de son préjudice. Elle retient ici les règles de droit issues du revirement de jurisprudence du 29 juin 1999 mettant à la charge du médecin en matière d’infection nosocomiale (infection contractée dans un établissement de santé) une obligation de sécurité de résultat, et non plus seulement une obligation de moyens comme au moment des faits.

Le médecin forme alors un pourvoi en cassation, dans lequel il soutient que l’application de ces règles de droit issues d’un revirement de jurisprudence postérieur aux actes jugés constitue une violation de son droit à un procès équitable garanti par les articles 1147 du Code civil et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

La Cour de cassation devait donc répondre à la question de droit suivante : l’application rétroactive d’une règle de droit issue d’un revirement de jurisprudence constitue-t-elle une atteinte au droit à un procès équitable ?

Dans un attendu que l’on peut qualifier de principe, la Cour de cassation énonce que “la sécurité juridique […] ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, dès lors que la partie qui s’en prévaut n’est pas privée du droit à l’accès au juge”. Elle rejette par conséquent le pourvoi.

Pour comprendre cet arrêt, il faut étudier comment le principe de rétroactivité des revirements de jurisprudence est appliqué ici (I) avant d’analyser la manière dont cet arrêt illustre comment ce principe est mis au défi de la garantie des droits fondamentaux (II).

I – Le principe : la rétroactivité des revirements de jurisprudence

Dans cet arrêt, le défenseur soutient que la rétroactivité des revirements de jurisprudence constitue une norme inéquitable (A), mais la Cour de cassation conclut en réaffirmant leur nature rétroactive (B).

A – Pour le défendeur, une norme inéquitable

En l’espèce, le traitement à l’origine du litige a été réalisé entre le 27 septembre 1981 et le 11 janvier 1982 par le médecin (ici, le défendeur). Celui-ci souligne dans son pourvoi qu’à cette époque, la jurisprudence ne rendait le médecin responsable que d’une obligation de moyens, c’est-à-dire qu’il doit avoir fait de son mieux pour atteindre l’objectif visé, et que ce n’est en effet qu’à partir d’un arrêt de la Cour de cassation du 29 juin 1999 que les médecins doivent également supporter une obligation de résultats en matière nosocomiale.

Ici, le défendeur estime donc que c’est sur la base de cette interprétation postérieure de la loi – constituant un revirement de jurisprudence – que la cour d’appel s’est reposée pour prendre sa décision, le privant ainsi du droit à un procès équitable garanti notamment par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

B – La Cour de cassation réaffirme la nature rétroactive des revirements de jurisprudence

La Cour de cassation rejette néanmoins cet argument, en énonçant que “la sécurité juridique, invoquée sur le fondement du droit à un procès équitable pour contester l’application immédiate d’une solution nouvelle résultant d’une évolution de la jurisprudence, ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, dès lors que la partie qui s’en prévaut n’est pas privée du droit à l’accès au juge”.

Pour la Cour de cassation, il n’est donc pas inéquitable à être jugé sur la base d’une règle de droit issue d’une jurisprudence qui n’existait pas au moment des faits litigieux. Cette décision s’inscrit ainsi dans la suite logique de l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 9 octobre 2001, dans lequel la cour affirme, dans un attendu de principe, que “l’interprétation jurisprudentielle d’une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l’époque des faits considérés”.

Cet attendu de principe est fondé sur l’idée qu’un revirement de jurisprudence est par nature rétroactif, puisque le juge statue toujours pour le passé, et que donc s’il procède à un revirement de sa jurisprudence, celle-ci s’appliquera forcément à des faits antérieurs à ce revirement.

Comme l’illustre cet article, ce principe de rétroactivité des revirements de jurisprudence peut néanmoins être perçu comme une injustice voire une violation de certains droits fondamentaux.

II – Le défi de la garantie des droits fondamentaux

Dans cet arrêt, la Cour de cassation se penche subtilement sur les défis que soulève l’application de la jurisprudence dans le temps vis-à-vis de la garantie des droits fondamentaux. Ainsi, elle indique ici que l’impératif de sécurité juridique est désormais pris en compte (A), et ce sous l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme (B).

A – L’impératif de sécurité juridique désormais pris en compte

Comme évoqué précédemment, l’attendu de principe de cet arrêt conduit la cour à rejeter le moyen concernant le principe de sécurité juridique, au motif que le demandeur n’a pas été privé de son droit à l’accès au juge ; mais, si la cour conclut cela, c’est parce que le demandeur n’a invoqué l’impératif de sécurité juridique que “sur le fondement du droit à un procès équitable”.

Ainsi, la Cour de cassation accepte ici implicitement de prendre en considération l’impératif de sécurité juridique dans les situations où un revirement de jurisprudence peut constituer une atteinte à un droit fondamental.

Pour caractériser ces potentielles situations, la cour peut s’appuyer notamment sur la Convention européenne des droits de l’homme.

B – L’influence de la Convention EDH

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention EDH) est invoquée ici par le demandeur dans son moyen, par le biais de son article 6 garantissant le droit à un procès équitable.

Cela n’est pas sans rappeler que la Convention EDH a déjà été utilisée par la Cour de cassation pour écarter exceptionnellement le principe de rétroactivité des revirements de jurisprudence. Ainsi, dans un arrêt du 21 décembre 2006, la Cour de cassation en Assemblée plénière entérine la non-rétroactivité d’un revirement de jurisprudence : “l’application immédiate de cette règle de prescription dans l’instance en cours aboutirait à priver la victime d’un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales”.

Même si ça n’est ici pas le cas en l’espèce, cet arrêt illustre donc que lorsque la rétroactivité du revirement de jurisprudence porte atteinte à un droit garanti par la Convention EDH, la Cour de cassation considère qu’il faut faire une exception à la rétroactivité naturelle de la jurisprudence.

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