Dissertation complète : les ordonnances de l’article 38 de la Constitution

Sujet de dissertation : « Les ordonnances de l’article 38 de la Constitution : loi ou règlement ? ».
Auteur : Timothée Peraldi


“L’ivresse des ordonnances constitue-t-elle une tentation bonapartiste pour Macron ?”. C’est ainsi que s’interroge Olivier Ihl, professeur de science politique à Sciences Po Grenoble, sur le recours aux ordonnances par l’exécutif français, devenu très fréquent depuis le début des années 2000 ; le président de la République actuel Emmanuel Macron a ainsi fait usage de 325 ordonnances en 4 ans, tandis que seulement 155 ordonnances ont été publiées en 20 ans entre 1984 et 2003. S’il y voit un “problème démocratique”, c’est parce que le système d’ordonnance permet au pouvoir exécutif de légiférer sans que le Parlement ne puisse délibérer.

C’est l’article 38 de la Constitution de 1958, modifié pour la dernière fois le 23 juillet 2008, qui définit le rôle des ordonnances en droit français. Il dispose ainsi que “Le Gouvernement peut, pour l’exécution de son programme, demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi”. L’expression “du domaine de la loi” fait ici référence à l’article 34 de la Constitution qui délimite les domaines pour lesquels la loi “fixe les règles” ou se contente de “délimite[r] les principes fondamentaux”.

Dans un contexte de défiance accrue envers les institutions et d’inflation législative, il semble pertinent de s’interroger sur la place prise par ces normes juridiques particulières, à mi-chemin entre lois et règlements, dans l’ordre juridique français. Dès lors, comment les ordonnances prévues par l’article 38 de la Constitution se distinguent-elles des autres normes juridiques en droit français ?

Nous verrons d’abord comment les ordonnances agissent comme des règlements dans le domaine de la loi (I), avant d’étudier comment elles permettent une immixtion croissante du pouvoir exécutif dans le processus législatif (II).

I – Une norme juridique à mi-chemin entre loi et règlement 

Le système d’ordonnances mis en place par la Constitution de 1958 permet au gouvernement d’agir dans le domaine de la loi (A) tout en gardant le contentieux sous le contrôle du juge administratif (B).

A – La possibilité pour le gouvernement de légiférer dans le domaine de la loi

C’est l’article 38 de la Constitution qui permet au pouvoir exécutif de passer des ordonnances prenant “des mesures qui sont normalement du domaine de la loi”. Les ordonnances permettent donc au pouvoir exécutif d’agir directement dans le cadre très large de la loi établi par l’article 34 de la Constitution, par exemple pour modifier des lois existantes, en évitant ainsi un examen souvent très long d’un projet de loi par le Parlement. Le recours aux ordonnances permet ainsi au gouvernement de mettre en œuvre rapidement certaines mesures de son programme.

La Constitution, via son article 24, dispose néanmoins que « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. ». En conformité avec ces principes, l’article 38 établit des limites strictes au pouvoir du gouvernement d’établir des ordonnances. Ainsi, il est contraint pour cela de demander l’autorisation au Parlement, qui l’accorde en passant une loi dite “d’habilitation”. Cette loi d’habilitation doit fixer précisément la durée et les domaines sur lesquels le gouvernement pourra prendre des ordonnances ; si elle ne le fait pas, elle pourra alors être sanctionnée par le Conseil constitutionnel pour incompétence négative. De plus, certaines dispositions ne peuvent pas faire l’objet d’une loi d’habilitation, comme l’a souligné le Conseil constitutionnel dans une décision du 26 juin 2003 : “une loi d’habilitation ne peut prévoir l’intervention d’ordonnance dans les domaines réservés par la Constitution à la loi organique, aux lois de finances et aux lois de financement de la sécurité sociale”. Enfin, un projet de loi de ratification de l’ordonnance doit être déposé devant le Parlement avant l’expiration du délai fixé par la loi d’habilitation, sous peine de caducité de l’ordonnance ; le Parlement, s’il examine ce projet de loi, reste ainsi libre d’abroger les dispositions établies par l’ordonnance s’il le souhaite.

Si les ordonnances peuvent être considérées comme des actes réglementaires parce qu’elles émanent du pouvoir exécutif, elles peuvent l’être également parce que le contentieux qu’elles peuvent générer relève de la justice administrative.

B – Le juge administratif, responsable du contentieux

L’article 34 de la Constitution de 1958 dispose que les ordonnances sont prises en Conseil des ministres après l’avis du Conseil d’État. Le juge administratif exerce donc a priori un premier contrôle non contraignant de la conformité des ordonnances aux normes supérieures dans le système juridique (bloc de constitutionnalité, traités internationaux, lois organiques…).

A posteriori, le contentieux relatif aux ordonnances relève également de l’ordre administratif. Ainsi, le Conseil d’État, dans son arrêt “société Baxter” du 28 mars 1997, affirme que “les ordonnances prises dans le cadre de l’article 38 ont, alors même qu’elles interviennent dans une matière ressortissant en vertu de l’article 34 […], le caractère d’actes administratifs ; qu’à ce titre, leur légalité peut être contestée aussi bien par la voie d’un recours pour excès de pouvoir formé conformément aux principes généraux du droit que par voie de l’exception à l’occasion de la contestation de décisions administratives ultérieures ayant pour fondement une ordonnance”. Il réitère dans son arrêt “Association de défense des sociétés de course des hippodromes de province” du 4 novembre 1996, dans lequel il souligne que le juge administratif vérifie que l’ordonnance dont il doit apprécier la légalité a bien été prise “dans le respect des règles et principes de valeur constitutionnelle, des principes généraux du droit qui s’imposent à toute autorité administrative ainsi que des engagements internationaux de la France”. C’est donc le juge administratif, via le Conseil d’État, qui est compétent pour connaître des recours formés contre les ordonnances, de la même manière que les autres actes de nature réglementaire tels que les décrets.

Les ordonnances prises dans le cadre de l’article 38 de la Constitution semblent donc être des actes par nature réglementaires ; elles empruntent néanmoins de nombreuses caractéristiques aux actes législatifs.

II – Une immixtion croissante du pouvoir exécutif dans le processus législatif

Une importante décision du Conseil constitutionnel du 28 mai 2020 (A) et dans un contexte de recours de plus en plus fréquent aux ordonnances par les gouvernements successifs (B), les ordonnances prises dans le cadre de l’article 38 de la Constitution semblent constituer une immixtion croissante du pouvoir exécutif dans le processus législatif.

A – La révolution du 28 mai 2020

Jusqu’à présent, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel considéraient que les ordonnances étaient, avant leur éventuelle ratification, des actes réglementaires sur lesquels le Conseil d’État pouvait exercer un contrôle de constitutionnalité, de la même manière que pour les décrets. Dans sa décision n°2020-843 QPC du 28 mai 2020, le Conseil constitutionnel revient sur sa jurisprudence en affirmant que les dispositions d’une ordonnance “doivent être considérées comme des dispositions législatives” dès l’expiration du délai d’habilitation fixé par le Parlement, et ce même si celle-ci n’a pas encore été ratifiée par le Parlement.

Cette décision a été fortement critiquée par la doctrine : Cécile Duflot, ancienne ministre de l’Égalité des territoires et du logement, affirme que “Ça dépossède totalement le Parlement de son pouvoir, ça dit le contraire de la Constitution et ça prive aussi les citoyens de leur capacité de contester directement des ordonnances obsolètes”. Benjamin Morel, maître de conférences à l’Université Paris-2 Panthéon-Assas, critique quant à lui une décision “bizarre” “au vu du caractère très particulier de la période, et du caractère difficilement soutenable en des termes constitutionnels de cette prise de position”. Julien Padovani, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, y voit enfin une décision “contraire à l’esprit de la Constitution”. L’essentiel de ces critiques sont orientées contre la ratification implicite des ordonnances que cette décision semble mettre en place, ainsi que contre le fait que les justiciables souhaitant contester la conformité à la Constitution d’une ordonnance non ratifiée par le Parlement après l’expiration du délai d’habilitation devront désormais passer par la procédure plus contraignante de QPC établie sur la base de l’article 61-1 de la Constitution.

B – Le recours de plus en plus fréquent aux ordonnances

Depuis le début des années 2000, le nombre d’ordonnances adoptées en France est en forte augmentation ; un rapport sénatorial daté du 27 octobre 2021 témoigne ainsi de la “banalisation du recours aux ordonnances de l’article 38 de la Constitution : 14 ordonnances publiées chaque année entre 1984 et 2007 ; 30 par an entre 2007 et 2012 ; 54 par an entre 2012 et 2017 ; 64 par an depuis 2017”. Il souligne également que 84 ordonnances ont été publiées entre le 23 mars et le 31 décembre 2021 dans le cadre de l’épidémie de Covid-19, ce qui constitue une nette accélération du recours à l’article 38 de la Constitution sur les deux dernières années.

Dans le même temps, la ratification des ordonnances, qui était déjà loin d’être systématique, tend à diminuer : selon ce même rapport, 18% des ordonnances publiées ont été ratifiées par le Parlement sous le quinquennat actuel, contre “62% pour le quinquennat 2007-2012 et 30 % pour le quinquennat 2012-2017”. Face à ce constat, et soucieux de “faire en sorte que [le revirement de jurisprudence du Conseil constitutionnel du 28 mai 2020] n’entraîne aucun recul de l’Etat de droit pour les justiciables”, le Conseil d’État a clarifié dans un communiqué de presse du 16 décembre 2020 les modalités du contrôle de légalité qu’il exerce sur les ordonnances. Ainsi, “la contestation d’une ordonnance au regard des droits et libertés garantis par la Constitution doit prendre la forme d’une QPC” qui sera transmise au Conseil constitutionnel, tandis que le Conseil d’État continuera de contrôler la conformité des ordonnances “aux autres règles et principes de valeur constitutionnelle, aux engagements internationaux de la France, aux limites fixées par le Parlement dans la loi d’habilitation et aux principes généraux du droit, ainsi qu’à des règles de compétence, de forme et de procédure”.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *